Glaneurs et glaneuses du Vieux Marché
Le glanage constitue l’une des étapes dans le processus du flux d’objets qui transitent par la place du Jeu de Balle. Il s’agit d’un moment crucial, social et dynamique qui se rejoue chaque jour. Il serait important de lui reconnaître son utilité.
Quelque chose a changé depuis la réouverture du marché après le confinement. Il y a moins de dépôts au pied des arbres et les espaces de gratuité se font de plus en plus furtifs. Les règles sont restées les mêmes mais elles sont désormais appliquées avec plus de fermeté.
En février 2022, j’ai ainsi assisté en fin de marché à une scène surréaliste : une placière récemment embauchée, hurlait à la tête d’un vendeur « la vente gratuite est interdite ! » en le menaçant d’une amende. L’oxymore – réunification de deux termes contradictoires – est une figure de style généralement utilisée pour pointer une absurdité. Les employés du service de la propreté parlent de racolage pour désigner cette pratique. Ce choix terminologique peut paraître problématique, mais ils suivent en cela la voie de certains marchands pour qui la gratuité attire des personnes qui ne veulent plus payer et dévalorise l’ensemble du marché. Certains médiateurs et placiers – qui peuvent se faire vertement engueuler par des chineurs lorsqu’ils réprimandent ou verbalisent les marchands ne respectant pas cette règle – reconnaissent que le glanage a pour eux l’intérêt de diminuer le volume de déchets à enlever mais ils subissent une forte pression de leur hiérarchie. Je suis allée à la rencontre des glaneurs et des glaneuses qui viennent chaque jour ramasser les restes du Vieux Marché1 pour comprendre les modes de vie qui s’inventent et se bricolent à partir de ce gisement d’objets gratuits.
« Je tente de sauver le patrimoine, si vous voulez. Je sauve ce que je peux. »
Habiter un monde précaire
Parmi les personnes qui viennent quotidiennement glaner sur la place ce que le ressac du marché a laissé sur le pavé, il y a des hommes et des femmes qui n’ont pas les moyens d’accéder autrement à ces biens de consommation. Les restes du Vieux Marché leur permettent non seulement de s’équiper du nécessaire mais surtout de d’échapper au régime de la nécessité. « Ça me permet d’amener un peu de joie à la maison, pour mes enfants, d’avoir des choses qu’on peut pas s’acheter normalement, autre chose que juste ce qu’on a besoin, se faire plaisir, quoi, un petit peu », me confiait une femme en février 2022. Les moissons du pavé peuvent être abondantes. Certain·e·s récupèrent plus que de besoin et distribuent à la famille, aux voisines, aux amis ou se font un peu d’argent en revendant à très bas prix ce qui a ainsi été déniché en fin de marché. D’autres expédient au « pays » le linge et la vaisselle qu’ils peuvent récupérer. Les poubelles de la place du Jeu de Balle irriguent ainsi une diversité de mondes précaires. Ces objets glanés offrent aux personnes les plus démunies la possibilité de retrouver dans l’échange la dignité de la réciprocité.
L’histoire de Madame P. est assez exemplaire des modes de vie que ce glanage rend possibles. Cette petite dame qui arpente le quartier avec son chariot n’a pas de maison, elle vit « à droite, à gauche » et se débrouille. « Dans le quartier tout tourne autour de la place. C’est la petite vie du Vieux Marché. Y a des gens qui me disent, grâce au Vieux Marché, j’ai pu me meubler, trouver des habits pour la famille. On y trouve plein de belles choses. Moi je récupère un peu pour moi mais surtout j’aime bien offrir. Y a beaucoup de gens qui sont dans la misère, vous savez, c’est malheureux, mais heureusement il y a le Vieux Marché. » Elle glane des vêtements et des objets et ne garde pour elle-même que le strict nécessaire. L’essentiel de ce qu’elle récupère est transformé en cadeau après avoir été minutieusement lavé et désinfecté. La liste de ses donataires dessine la carte des refuges et lieux-ressources qui lui permettent de survivre sans toit dans le quartier : « Ça c’est pour la petite dame du restaurant dont je vous ai parlé, elle est gentille, elle me rend des services (…), ça je l’apporterai là où je lave mon linge ». Lorsqu’avec la guerre une mère ukrainienne est arrivée dans le quartier avec ses cinq filles, dans un endroit où elle a l’habitude de venir se reposer et prendre de l’eau chaude, Madame P. a fait des pieds et des mains pour récupérer une poussette qu’elle avait trouvée et mise de côté dans un local associatif. Elle a passé des heures à la briquer avant de l’offrir en cadeau de bienvenue à la famille. Ici encore, cet espace de gratuité qui s’ouvre furtivement sur la place du Jeu de Balle permet ainsi à des personnes non seulement d’acquérir des biens de consommation qui leur sont inaccessibles et de sortir du régime de la survie, mais également de récupérer une matière première leur permettant de participer à des échanges.
Matières à créer
Aux heures grises du marché, on croise également sur la place beaucoup d’artistes, de créatrices et de créateurs qui viennent y dénicher des objets singuliers ou des matériaux qu’ils transformeront. Les restes du Vieux Marché sont dans leurs mains une matière à créer. On rencontre des costumières, des scénographes2, des marionnettistes, des plasticiennes, des sculpteurs, des photographes, des décorateurs, etc. La plupart disent aimer l’aspect hétéroclite et non standardisé du marché qui laisse la liberté de découvrir des choses par hasard et trouver l’inspiration au contact des matières et des objets délaissés.
Un artiste raconte3 : « En tant que plasticien, moi j’ai beaucoup travaillé avec des poubelles, des papiers gras que je trouvais sur le trottoir et qui avaient été écrasés par des bagnoles et qui étaient chargés de la crasse urbaine, mais ce n’est pas ça qu’on trouve au Jeu de Balle, c’est encore un autre niveau… ils ont cette charge d’avoir appartenu à quelqu’un et d’avoir été utilisés, que tu ne peux pas avoir si tu achètes l’objet dont tu as besoin. Par exemple, moi j’aime bien travailler avec les sacs à mains depuis “Désorceler la finance” mais je préfère en trouver un vieux tout pourri dans les poubelles du Jeu de Balle plutôt que d’en acheter un, même de seconde main, parce que souvent ils ont une patine, même s’il est merdique, même si c’est du skaï et qu’il est tout déchiré. C’est la même chose pour les costumes du carnaval, il y a une règle au carnaval sauvage : on se fait un masque et un costume sans dépenser d’argent. Le volume de déchets à la fin du marché nous a permis de faire beaucoup de costumes et le Carnaval sauvage de Bruxelles a une certaine identité parce que les objets qu’on utilise pour faire les masques ont cette patine de choses à la lisière de la poubelle, des fois ils sont dégueulasses parce qu’on les a ramassés dans le caniveau, s’ils sont à la poubelle ce n’est pas pour rien non plus, et en fait c’est cette nature de semi-déchet qui fait qu’ils ont des qualités plastiques particulières, et c’est ça que je trouve intéressant, ils ont quelque chose d’un peu pathétique aussi (rire) soit on les ramasse maintenant soit ils partent à l’incinération ».
En fin de marché, on rencontre des artistes solitaires ou des collectifs comme l’équipe du Carnaval sauvage ou les membres de « Désorceler la finance » qui transforment les déchets de la place du Jeu de Balle en matériaux d’une résistance créative. On croise également beaucoup de jeunes personnes investies dans des projets d’occupation temporaire de bâtiments post industriels qui viennent y glaner des ressources pour imaginer un autre monde dans les creux du système capitaliste.
Sauver des objets
On rencontre enfin des glaneurs et glaneuses de mémoire qui eux s’efforcent de « sauver tout ce qui peut l’être ». Ils et elles viennent parfois quotidiennement pour acheter et glaner des objets, des archives, des documents ou des photographies familiales qui seraient sinon vouées à disparaître. En mai 2019, j’ai ainsi fait la connaissance d’un habitué qui récupérait au pied des arbres de vieilles photos de groupe (écoliers, militaires, repas de famille, scènes de bistrot, etc.) et m’expliquait sa démarche en ces termes : « Aujourd’hui on sait même plus ce qui nous lie, avec l’individualisme y’a plus de liens, plus rien qui tient les gens ensemble. À la commune y’a des gens qui sont élus, ils ne sont même pas nés ici, ils prennent des mesures, ils détruisent tout ce qui est significatif pour notre mémoire. On a beau leur dire, ils n’écoutent rien. Et c’est chacun pour soi, chacun dans son coin (…) c’est pour ça les photos, ça permet de garder la trace, la mémoire de ce qu’on était, ensemble je veux dire, nous autres. » Un autre glaneur passionné par l’histoire de Bruxelles ratisse chaque jour le marché pour sauver des archives et des photographies de la ville. Un troisième « sauve » tout ce qui concerne non seulement la vie artistique en Belgique mais plus largement l’histoire politique du pays : « Je tente de sauver le patrimoine, si vous voulez. J’ai trouvé ici des archives de personnalités belges importantes, un homme d’État notamment, avec de la correspondance officielle et privée, des photos. Des personnes qui ont joué un rôle important dans l’histoire Belge et dont toute la vie a fini sur la place. Je sauve ce que je peux. »
Ces démarches peuvent sembler nostalgiques mais elles s’accompagnent toujours d’une interrogation sur ce que le monde devient. « On est une chaîne, on est de passage sur terre, si on ne garde pas la mémoire de ce qui a été, qu’est-ce qu’on va pouvoir transmettre ? », m’expliquait l’un d’entre eux.
Le Vieux Marché offre ainsi des espaces-temps de gratuité – extrêmement rares dans une ville organisée autour de la consommation – qui rendent la précarité habitable, alimentent des élans créatifs comme des démarches de conservation. La dynamique des modes de vie qui s’inventent sur le terreau des déchets de la place est impressionnante. Lors de la causerie « Les dimensions politiques du Brol », pendant le festival « Histoires de Brol » en avril 2022, un intervenant rappelait que « jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, et encore un peu après, les manants n’avaient certes aucun pouvoir, mais ils pouvaient subsister dans les interstices laissés par le capitalisme naissant : les derniers prés communs, les landes, les friches, les bois où ils avaient un droit d’usage (de ramassage, de glanage, de libre pâture pour leurs animaux…) » et il proposait de considérer le Vieux Marché comme un « commun » à gérer collectivement.
Virginie Milliot
(1) À écouter également le documentaire sur la récup’ du jeu de balle de Magdalena Le Prévost : www.radiopanik.org/emissions/l-heure-de-pointe/bricnbroll/
(2) Voir Camille Burckel dans Le vieux Marché : malle aux trésors des costumières et scénographes, Pavé dans les Marolles, n° 8, été 2020 : 22
(3) À écouter sur www.radiopanik.org/emissions/emissions-speciales/histoires-de-brols-2