Le Vieux Marché : malle aux trésors des costumières et scénographes

Lorsque j’ai contacté Michel Dugardyn et Bettina Windelschmidt en leur disant que je souhaitais écrire un article sur les liens entre les métiers du théâtre et le Vieux Marché, ils m’ont tout de suite fixé rendez-vous chez eux. J’ai été accueillie comme si nous nous connaissions depuis toujours, avec une simplicité et une gentillesse hors du commun. En les quittant, j’avais le sentiment d’avoir un peu mieux compris le marché aux puces.

Michel est né à Bruges en 1953 dans une famille bourgeoise. Il fait partie de la génération 68 qu’il qualifie de « rebelle » et m’apprend avec fierté qu’il n’a jamais porté de cravate. À 13 ans, lorsqu’il refuse de se rendre à l’église, il devient le paria de la famille. À 16 ans il quitte le giron familial pour vivre sa vie comme il l’entend. « J’ai fait tous les métiers du monde : homme de ménage dans des hôtels, chauffeur de taxi à Bruxelles, magasinier,… Je rêvais de voyages… » Mais à 30 ans, il perd son emploi de magasinier et se retrouve au chômage. Il rejoint alors une amie sur le marché des Marolles et devient fripier et brocanteur.

C’est à peu près à cette époque qu’il rencontre Bettina. Elle vient du milieu du théâtre et a été actrice à Rome dans les années 1970. En 1984, elle arrive à Bruxelles, et commence à faires les puces. Sa route croise alors celle de Michel : ils se mettent à chiner ensemble et, le 8 août 1988, ils ouvrent leur premier magasin au numéro 3 rue des Fleuristes. « C’était une initiative de Bettina » me confie Michel qui se décrit comme plutôt réfractaire au changement, contrairement à Bettina qui « n’a pas peur des ruptures et fonctionne à l’instinct. Et souvent, elle a un très bon instinct ». Dans cette boutique, ils ont vendu du premier jour au dernier, surtout des costumes, des tissus et des dentelles. « À cette époque, il y avait un énorme intérêt pour les dentelles, les stylistes internationaux achetaient beaucoup. »

Une rencontre pleine de promesses

« À deux, les choses ont tout de suite marché. Une alchimie s’est mise en place. On était complémentaires, on se sentait plus forts », se souvient Bettina. « Moi je suis plus calé pour les vêtements d’homme et pour les tissus anciens. Bettina est plus douée pour les dentelles et les vêtements féminins, elle voit mieux les coupes », complète Michel.

Le couple se forme sur le tas et apprend l’histoire du costume sur le terrain. En 1989, ils acquièrent huit ou neuf boîtes de dentelle qui viennent  de chez un notaire. La collection est datée et listée, il s’agit principalement de dentelles des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. « Vous avez un trésor, il y a de quoi ouvrir un musée », leur affirme l’expert chez qui ils passent deux après-midi entières. Grâce à cette collection, ils ont appris à connaître les dentelles ; et c’est ainsi que s’est déroulée toute leur vie professionnelle : un apprentissage au hasard des trouvailles et des rencontres, en touchant et en observant les costumes et les tissus.

De fil en aiguille, leur clientèle se diversifie. Le magasin est fréquenté aussi bien par des particuliers (le consul d’Italie dans les années 1980 par exemple) que par des costumiers ou des collectionneurs qui raffolent de linge de maison ou de dentelles. « Comme on avait du choix, on recevait la visite de professionnels qui venaient de toute l’Europe, pour des costumes de cinéma et d’opéra. » Ils vendent également aux créateurs qui s’inspirent des modes anciennes, Chloé et Hermès ont fréquenté leur entrepôt de la rue des Tanneurs pour nourrir leur imagination.

Pour s’approvisionner, ils utilisent différents canaux. Dans les années 1980, les vêtements s’achètent au poids dans les usines : « On trouvait beaucoup de choses, du XIXe siècle jusqu’aux années cinquante. On y allait tous les mardis et on revenait avec soixante voire quatre-vingt kilos de marchandise. » À la fin des années nonante, Michel et Bettina partent régulièrement vendre et acheter dans les grandes foires internationales. Il y a aussi les annonces dans le Vlan qui permettent de trouver des pièces auprès des particuliers. Enfin, sur le marché du Jeu de Balle, trois heures avant l’arrivée des premiers clients, Michel achète des lots aux vide-maisons. « C’est le marché des marchands, celui de 5h du matin. Ensuite il y a le marché des clients à partir de 8h et celui des ramasseurs à 13h30. Celui-là il est nouveau : dans les années 1980, les marchands préféraient casser leurs meubles plutôt que de les donner. »

Photo : Jeremie Javier

Modes, dernier arrêt au Jeu de Balle

En 2000, Michel et Bettina déménagent et s’installent rue Blaes. Ils y resteront jusqu’en 2013. Cette année-là, Michel peut prétendre à une prépension d’indépendant. Mais trois mois avant la date escomptée, la loi change et il apprend qu’il doit encore travailler deux ans. « On s’est retrouvés à la rue, on avait vendu le pas de porte ». Ils se mettent alors en quête d’un nouveau local et apprennent qu’il y a un magasin à louer dans la cour du Jeu de Balle. « C’était un espace de 270 m2, une nouvelle aventure ! On pouvait y étaler tout ce qui se trouvait dans notre stock de la rue des Tanneurs ». Bettina réaménage l’espace et le couple engage deux vendeuses supplémentaires pour les aider. Modes réouvre ses portes : des rayons d’accessoires et de costumes méticuleusement lavés, repassés et rangés par catégorie et par couleur.

Tout en continuant à travailler au magasin, Bettina décide de renouer avec une activité artistique. Elle développe sa pratique de la danse butō (1), qu’elle a découverte en 2012, et organise même un spectacle qui se déroule dans la cour devant le magasin en 2015. Puis, pendant un an, elle se consacre à l’écriture d’un livre, “Mâcher des fleurs”,  dans lequel elle retrace son parcours. En 2017, le couple décide d’arrêter son activité : les attentats de 2016 ont porté un coup dur au commerce, et la fatigue physique commence à se faire ressentir. Et puis il y a le digital qui commence à prendre le dessus et qui ne correspond pas à leur façon de travailler. « On a essayé de faire des photos pour vendre sur internet, mais ça n’a aucun intérêt. La sensualité n’existe plus avec internet, tu ne touches plus ; or le toucher remplace tout ».

L’intégralité de leur stock a été rachetée par leur meilleure cliente qui travaille dans le cinéma. Mais Michel n’a pas pu s’arrêter tout à fait : il a toujours un entrepôt dans les Marolles et un stock près des étangs d’Ixelles où il reçoit des professionnels sur rendez-vous. Bettina, quant à elle, se consacre surtout à la danse et au yoga.

Michel retourne régulièrement sur le marché, il est attaché aux pavés de la place. « C’est un village ouvert sur le monde, un lieu cosmopolite et social, humainement abordable. S’ils arrêtent le Vieux Marché, je m’en vais ailleurs » conclut-il.

Le ventre d’une baleine

Les costumières et scénographes (2) sont nombreuses à être attachées au Vieux Marché, à avoir fréquenté assidûment la boutique Modes et à déplorer sa disparition. Béatrice Massinger a été scénographe pendant plus de trente ans à Bruxelles et elle se rendait fréquemment au Jeu de Balle pour trouver des accessoires destinés à des scénographies de théâtre ou de musée. « Souvent, j’y allais avec une attention flottante, et ça démarrait quelque chose. Les puces des Marolles, tu n’as ça nulle part ailleurs : c’est une malle aux trésors. Au niveau de l’imaginaire, c’est formidable, tous ces objets qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Et puis parfois, il y a un alignement de planètes : tu ne trouves pas forcément ce que tu cherches et puis tout à coup tu tombes sur un objet et tu as l’impression qu’il t’attendait ».

Dans les années 1990, Béatrice travaille sur un spectacle qui se passe en partie dans les entrailles d’une baleine. « Le ventre d’une baleine, c’est un endroit où l’on peut trouver tout et n’importe quoi. » Elle se rend sur le marché aux puces, endroit rêvé pour une telle chasse, et c’est avec tout le brol quotidien et insolite chiné qu’elle remplira le ventre de sa baleine.

Depuis plusieurs années, elle enseigne à Saint-Luc dans le cadre d’un bachelier en scénographie. Elle encourage fortement ses élèves, futurs costumiers et scénographes, à se rendre sur le marché du Jeu de Balle. « C’est comme aller chez Pêle-Mêle, ce sont des endroits riches en images et en objets. Il faut y aller sans idées préconçues, ça va chercher dans ton propre inconscient et ça peut être un vrai déclencheur. »

« Quand je pars aux Marolles, je pars à l’aventure »

Béatrice Pendesini est costumière de théâtre. Elle vient très souvent dans les Marolles, plutôt au Vieux Marché que dans les boutiques qui sont devenues hors de prix depuis une dizaine d’années. « Avant il y avait “Ben” qui vendait des chaussures et “Modes” que l’on regrette toutes. Ils étaient pros et soucieux de te rendre service. À chaque fois qu’on y allait on apprenait quelque chose. Et ils avaient un très chouette contact ».

Sur le Jeu de Balle, elle vient chercher des accessoires, des chaussures ou alors des pièces plus spécifiques comme des sacs, des valises, des fourrures, des lunettes d’époque ou encore des porte-cigarettes. Parfois, elle vient simplement pour flâner, pour se nourrir de ce qu’elle voit. Ce qu’elle apprécie tout particulièrement, c’est l’aspect hétéroclite du Vieux Marché, le fait d’avoir une concentration incroyable d’objets dans un périmètre restreint qui permet de passer d’un stand à l’autre. « Quand je pars aux Marolles, je pars à l’aventure, c’est assez excitant. Tu peux passer un temps infini à fouiller, c’est comme une quête, et quand tu trouves c’est absolument jouissif ! »

Si elle se rend au marché aux puces, c’est également pour la beauté du geste, pour la préservation d’une économie circulaire, pour la dimension pérenne de l’achat d’occasion, « pour revéhiculer des choses qui ont une âme, qui ont vécu, auxquelles on redonne une ixième chance ». Il s’agit également de ne pas céder à la consommation à tout-va et d’éviter les grosses chaînes afin de soutenir une économie particulière, celle de la deuxième main.

Le Vieux Marché, un spectacle trash et fragile

Natacha Belova est scénographe, marionnettiste et plasticienne et fut l’un des premières clientes de Modes. Elle a commencé en travaillant dans le costume et elle se rend régulièrement au Vieux Marché depuis 1997. A l’époque où elle était costumière, elle avait un itinéraire bien établi entre les boutiques et le Vieux Marché, qui pouvait s’étaler sur deux jours. Pour elle, le marché aux Puces est aussi une source d’inspiration. « C’est le seul endroit où tu peux aller sans savoir ce que tu vas rencontrer. Il n’y a aucun autre endroit comme ça. »

Sur le marché, elle a fait de formidables découvertes : elle se souvient notamment d’un livre très précieux intitulé Patronage en 1885 qui lui a beaucoup servi à une époque où elle apprenait les coupes. Il y a aussi ce journal intime d’une petite fille flamande datant de 1943 qu’elle découvre alors qu’elle travaille sur une fable syrienne montée au Théâtre National. Les principaux accessoires du spectacle étaient des tamis et des fleurs qu’elle fabriquait à partir de tout ce qu’elle trouvait. C’est en étant à la recherche d’objets pour fabriquer ces fleurs qu’elle tombe sur le journal intime. À l’intérieur, elle découvre le dessin d’une enfant qui tient un tamis avec une fleur dedans, « tous les éléments du spectacle pour lequel je travaillais figuraient sur ce dessin qui datait de plus de 60 ans, c’était une incroyable coïncidence. J’ai offert ce journal au metteur en scène, il est reparti avec en Syrie. »

Ce qu’elle aime aussi sur le Vieux Marché, c’est l’étrange proximité qu’il entretient avec la mort. « Sur le marché, tu es dans les caisses d’objets qui ont appartenu à des personnes décédées et dont personne n’a voulu. C’est par terre, offert à des personnes qui n’ont jamais connu ces défunts. Il n’y a aucun autre endroit où tu es confronté comme ça aux objets des morts. Tu peux tomber sur des objets très intimes, comme des lettres d’amour, qui sont exposés au grand jour. C’est le seul lieu au monde où cette fragilité est possible. C’est à la fois cruel et juste. »

Chaque fois qu’elle se rend au marché, Natacha à l’impression d’aller au spectacle : du vaudeville à la tragédie, tous les registres sont présents. « C’est à la fois trash et mignon, beau et sale. On y retrouve tous les éléments de la narration. » Pour elle, le Vieux Marché est absolument unique et irremplaçable : de Londres à Santiago en passant par l’Asie ou la Russie dont elle est originaire, elle n’a jamais rien vu de semblable. Souvent, les antiquaires sont des lieux inaccessibles et institutionnalisés, l’exact inverse du Jeu de Balle où les marchands sont la plupart du temps des autodidactes. « C’est un lieu familial où tu n’as pas de certificats de garantie. Tu peux te faire rouler ou acheter un objet très précieux pour 1 euro, personne ne pourra rien reprocher à personne, ça fait partie du jeu. On sort du règlement. »

Ce qu’elle apprécie également, c’est le caractère absurde de certaines situations : un vendeur qui lui vante les qualités d’un objet qu’elle va devoir détruire dans le cadre d’un spectacle ou la difficulté à verbaliser ce que l’on recherche lorsqu’il s’agit d’une peinture moche. Parfois, les objets ne sont pas utilisés pour leur usage habituel mais en fonction de leur couleur ou de leur forme ; cela peut donner lieu à des échanges insolites, « les vendeurs aiment bien les artistes, parce qu’on achète souvent n’importe quoi. »

Pour Natacha, le Vieux Marché est avant tout un lieu de rencontre : il y a des gens de tous les milieux, de toutes les nationalités, des professionnels comme des touristes. Lorsque je lui demande si le Marché est indispensable à sa pratique professionnelle, elle me répond : « bien sûr, mais il est également indispensable à ma vie ! » Espérons que les autorités lui prêtent une oreille.

Camille Burckel

  1. Danse née au Japon dans les années 1960.
  2. Architecte ou décorateur spécialiste de l’agencement et de l’équipement des théâtres (scène et salle).

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