Bienvenidos a Marolles
Dans les années 1970, près de 30% de la population du quartier des Marolles était espagnole. S’il reste aujourd’hui peu de traces de son passage, cette communauté a marqué l’histoire du quartier, aussi bien dans la structuration du maillage associatif que dans l’activité culturelle qu’elle y a développée.
Entre 1943 et 1973, le climat économique et politique délétère sous Franco(1) pousse 2 600 000 espagnols à quitter leur pays à la recherche de meilleures conditions de vie. Après la France, l’Allemagne et la Suisse, c’est la Belgique qui est le plus fréquemment choisie comme pays de destination. Jusqu’au milieu des années 1950, l’émigration espagnole en Belgique était surtout alimentée par des réfugiés politiques fuyant les représailles du régime franquiste. Une émigration clandestine s’organise, des réseaux se mettent en place.
Dans les Marolles, petite rue de Nancy, se trouvait la Casa Servanta. Servanta et son mari, surnommé El Ciego (l’aveugle) y louaient à partir de 1926 la quasi-totalité du côté droit de la rue, dans la direction de l’église de la Chapelle, à des migrants espagnols. Le couple ne propose pas seulement un logement aux nouveaux arrivants, mais également une aide pour régulariser leurs papiers, trouver un travail ou engager des passeurs pour traverser la frontière franco-belge.
A partir des années 1950, une politique de migration active est mise en place par le régime franquiste. L’émigration d’une partie de ses ressortissants, parmi les plus précarisés, permet d’une part une réduction du chômage et d’autre part d’enrichir les finances de l’Etat avec les devises envoyées par les migrants à leur famille restée au pays. En 1956, est ainsi signé un accord bilatéral pour l’apport de travailleurs espagnols dans les mines belges. Le gouvernement contrôle les procédures d’embauche, délivre les documents de voyage et informe les migrants.
A partir de cette date, le nombre d’Espagnols présents en Belgique double. La gare du Midi devient, sinon le terminus, au moins un arrêt nécessaire pour les travailleurs émigrant d’Espagne. Les quartiers aux alentours se transforment, d’abord de chaque côté du remblai du chemin de fer, puis plus loin, vers Cureghem, autour du parvis de Saint-Gilles, et vers les Marolles. Dans les années 1970, près de 30% de la population de ce dernier quartier était espagnole.
Initiatives associatives au profit de la communauté
La plupart se trouvent dans une situation de précarité importante, accentuée quand leur arrivée s’est effectuée en dehors des procédures officielles. Afin d’organiser l’accueil de leurs compatriotes dans les Marolles, des ouvriers et des prêtres espagnols, soutenus par l’Abbé Van der Biest, créent conjointement au printemps 1964 l’association Sociedad Hispano Belga de Ayuda Mutua (SHBAM, Société hispano-belge d’aide mutuelle en français). L’association prendra son siège au 54 rue Montserrat dans le bâtiment occupé actuellement par le Foyer des Jeunes des Marolles.
L’objet de cette association est le développement d’activités sociales, culturelles, religieuses, artistiques, sportives et de loisirs au profit des espagnols habitant l’agglomération bruxelloise. Parallèlement, en février 1965, une première permanence sociale, le Servicio Social Español (SSE), est organisée par la sœur Fabiola Montserrat Pedrals au 146 rue des Tanneurs.
Au fur et à mesure les deux structures se rapprochent et conjuguent leurs efforts au point de fusionner en 1967. Les activités portées par l’association se diversifient au fil du temps en tentant de répondre aux demandes multiples. L’association s’investit tant au niveau religieux (organisation des messes en espagnol, du catéchisme, préparation des fiancés au mariage) qu’au niveau culturel (cours de langues, cours de guitare et de danse, excursions, projection de films, bibliothèque, discothèque, etc…). Sur le plan social, Hispano-Belga n’est pas en reste et tente, avant tout, d’intégrer les ressortissants espagnols sur le marché du travail : un service d’information et d’interprétariat est mis en place, parfois une aide financière est accordée aux personnes dans le besoin. Fin des années 1970, l’association s’institue agence de placement auprès de femmes de services domestiques.
En 1967, les deux tiers des ressources de l’association proviennent du gouvernement espagnol. Le soutien matériel et financier qu’il accorde aux associations par l’intermédiaire de son ambassade à Bruxelles, permet au régime un encadrement politique et moral de ses ressortissants. Hispano-Belga tente néanmoins de se tenir à l’écart de toute bipolarisation partisane, entre les organisations franquistes et celles créées par l’opposition politique en exil. La présence de religieux dans l’asbl apportera une garantie spirituelle pour obtenir ces fonds. Ce sont ces religieux qui vont entretenir les contacts avec les autorités espagnoles.
En 1971, l’abbé Van der Biest crée le Comité Général d’Action des Marolles(2) en compagnie des fondateurs belges d’Hispano-Belga. La participation de celle-ci aux différents organes de cette nouvelle structure offre une position stratégique, d’une part pour relayer son action vers un maximum d’espagnols du quartier et d’autre part pour établir des liens avec d’autres structures. Sur le modèle d’Hispano-Belga, le Centre Arabo-Islamique d’Information et d’Accueil (CARIA) est créé.
En 1974, une dernière association, le Centro Social Cultural Español (CSCE) aux activités pour partie similaires à la SHBAM, ouvre 13 rue de Nancy, dans les bâtiments autrefois loués par Servanta et son mari.
Tablao marollien
Ces associations communautaires ne sont bien sûr pas les seuls témoins de la présence de la communauté espagnole dans le quartier. De nombreux commerces, des épiceries aussi bien que des tailleurs, ouvrent ainsi leurs portes. Une douzaine de restaurants s’installent rue Haute et aux alentours de la Porte de Hal : Casa Manolo (165 Rue Haute), El Rincon (403 Rue Haute), El Emigrante (152 rue Terre Neuve)…
Lieux privilégiés de rencontres, centres d’informations et de réunions, lieux de distractions, les cafés et restaurants étaient des lieux de sociabilité importants. Ils remplissaient non seulement un rôle pratique, en servant par exemple d’entremetteurs entre demandeurs d’emploi et employeurs, mais offraient également des divertissements populaires. Des années 1960 à 1980, de nombreux petits orchestres, souvent constitués d’artistes attitrés d’une enseigne, ambiançaient les restaurants du quartier. De nombreux café-restaurants disposaient ainsi de leur propre tablao, une scène sur laquelle se jouait et dansait le flamenco.
De nombreux vinyles, tirés jusqu’à 500 exemplaires, témoignent encore de cette époque. Souvent produits par les artistes eux-mêmes qui en supportaient les coûts d’enregistrement, ils étaient parfois financés par les commerçants ou les restaurateurs qui glissaient une publicité pour leur établissement au dos de la pochette. Ces disques étaient par la suite vendus par les musiciens à la fin de leur spectacle ou se retrouvaient parfois dans les commerces, sur le comptoir de l’épicier du coin.
El Disco Rojo (le disque rouge), ancien cinéma transformé en salle des fêtes, fut également une adresse incontournable pour la communauté espagnole dans les années 80. La salle, sise au 208 rue Blaes, sur deux étages avec une petite fontaine en bas, proposait de la musique en espagnol et organisait des concerts et des soirées tous les week-ends. De nombreux artistes s’y sont produits, parmi eux le jeune Julio Iglesias. En 1994, le local fut finalement cédé. Le Fuse y ouvrira ses portes pour devenir un lieu mythique d’un nouveau genre musical, la techno.
Au cours de la décennie 1980, on assistera au départ progressif de la communauté espagnole du quartier des Marolles. La fin de la dictature franquiste va conduire de nombreux Espagnols à rentrer au pays. Dès les années 1960, une autre partie va progressivement déménager vers d’autres communes de la région bruxelloise, comme Saint-Gilles, ou vers d’autres, plus huppées, en dehors de l’agglomération. Accompagnant ce mouvement, Hispano-Belga va déménager en 1980 pour se rapprocher de son public. L’association va ainsi ouvrir un nouveau local à Saint-Gilles. En 1979, les religieuses espagnoles des Filles de la Charité en avaient déjà fait de même.
Pendant plusieurs décennies, le quartier des Marolles a ainsi rempli une fonction d’accueil pour la communauté espagnole. Ses membres y trouvaient un accès au logement, une activité économique ou une porte d’entrée vers le marché du travail, un accès à des commerces à des prix accessibles, des lieux récréatifs populaires… La communauté espagnole, comme d’autres avant et après elle a ainsi contribué à façonner l’identité populaire du quartier.
Mathieu
(1) Francisco Franco (1892-1975) est un militaire et homme d’État espagnol, qui instaura en Espagne, puis dirigea pendant près de 40 ans, de 1936 à 1975 un régime dictatorial.
(2) Cette association fut destinée à mettre en œuvre la revitalisation du quartier suite à la victoire en 1969 de la fameuse Bataille de la Marolle, évitant l’expulsion de ses habitants en vue des démolitions prévues par le ministère des Travaux publics et initiant un projet de rénovation des immeubles existants.