Le Prado lève le pied
Du magasin Anatole jusqu’aux Chaussures Prado, c’est une page d’un siècle d’histoire qui se tourne aujourd’hui à la rue Haute. Rencontre avec Serge Ejlenberg, pendant une liquidation totale qui préfigure une retraite bien méritée.
Nous sommes en 1973. Serge Ejlenberg a 14 ans. C’est un vrai cancre. Abandonnant l’espoir de le maintenir à l’école, son père lui dit : “Si t’es pas capable d’étudier, tu vas aller travailler dans les réserves !” Et voilà comment un jeune homme, qui rêve alors de devenir pilote d’avion, tombe dans le métier de chausseur. “Très vite, je connaissais mieux les rayons que les vendeuses”. À 16 ans, il devient officiellement travailleur dans le magasin de son père.
On l’a compris : le Prado est une affaire de famille. C’est le grand-père de Serge qui inaugure cette entreprise dans les années 1920, en ouvrant un premier commerce de chaussures appelé “Anatole”, au n°215 rue Haute. Puis la guerre arrive et la boutique doit se mettre en pause. En 1949, c’est au tour des parents de Serge de se lancer dans l’aventure, cette fois au n°19 de la rue du Prado (Molenbeek). Les affaires tournent tellement bien qu’ils ouvrent une succursale au n°10 de la même rue, avant de relancer Anatole, rue Haute, qu’ils rebaptisent “Prado”.
Il y a donc eu un, puis deux, puis trois Prado, avant que la famille Ejlenberg ne lance au début des années 1960 le premier magasin bruxellois de la marque Hush Puppies, au n°59 chaussée de Gand (Molenbeek). Puis que, dans la foulée de ces succès, elle n’ouvre un cinquième magasin à la chaussée de Wavre (Etterbeek) et n’achète, en deux temps, les maisons des n°352 et 350 rue Haute – lesquelles seront ensuite fusionnées en un seul magasin, celui qu’on a connu jusqu’à présent.
C’est à partir des années 1980 que ce foisonnant petit empire de chausseurs commencera à se dilapider. Petit à petit, les magasins de Molenbeek, d’Etterbeek et du n°215 rue Haute sont revendus ou transformés. “On a voulu se simplifier la vie. On avait conscience qu’on n’est pas immortels. On a gardé l’activité mais sans être dépassés par elle”, explique Serge qui est toujours resté, avec son épouse, aux commandes de la boutique des n°350-352 rue Haute.
Ne pas reculer d’une semelle
Son credo pendant toutes ces années ? “Sentir ce que veulent les clients, sans renier ses bases.” À savoir : vendre des marques choisies qu’on ne trouve pas partout, mais pas des marques comme Nike ou Adidas, “à cause des diktats”. Proposer des produits confortables mais pas vieillots, des chaussures un peu plus chères mais qui durent. Offrir un accueil et des conseils personnalisés. “Si vous avez un pied plus grand que l’autre, chez moi pas de problème : j’agrandirai une des deux chaussures. Il y a un métier derrière tout ça.”
Près d’un demi siècle après avoir été forcé à ranger les boîtes dans les réserves du magasin de son père, après quelques décennies à travailler d’arrache-pied, Serge a désormais 63 ans. Il n’est jamais devenu pilote d’avion. “La chaussure, c’était plus rassurant”. Bien dans ses baskets, l’homme est pensionné depuis deux ans et son épouse Yoli le sera à son tour dans un an. “C’était le bon moment d’arrêter pour profiter d’une retraite bien méritée” dit-il, non sans un petit pincement au coeur en songeant aux liens tissés avec une clientèle souvent fidèle. “On s’est toujours sentis appartenir aux Marolles. Mais comme on est proches de la Porte de Hal, notre commerce est moins pointu que plus loin dans le quartier. Notre clientèle a donc toujours été composée d’un peu d’habitants, mais surtout de travailleurs de Saint-Pierre, de Bordet, du CPAS, du Palais de Justice ou d’autres administrations établies dans les alentours.”
Cherche repreneur à son pied
La liquidation totale a commencé le 19 novembre. Ce jour-là, malgré la pluie, une file de 50 mètres de long n’a pas diminué pendant des heures. “Il y a eu des larmes parmi nos vendeuses. Beaucoup de clients étaient tristes et se demandaient où ils allaient se chausser à présent”, raconte Serge. Ce sentiment se confirme pendant que nous discutons avec lui, que le magasin ne désemplit pas et que plusieurs clientes lui font des gestes d’amitié. Légalement, la liquidation doit s’arrêter avant le 15 avril. Mais elle s’arrêtera sans doute plus tôt, dès que les stocks seront vides.
Le bâtiment, lui, a été mis en vente via une agence. L’éventuelle reprise du commerce est une autre paire de manches. “Si ce magasin était situé en dehors de Bruxelles, je l’aurais déjà remis. On était le dernier du genre à Bruxelles, et s’il y a des magasins comparables ailleurs en Belgique, je crains qu’ils n’aient pas envie de s’installer à Bruxelles. Beaucoup de gens en Wallonie et en Flandre ont peur de Bruxelles”, dit Serge. “Si le magasin est vendu pour devenir autre chose, sans la qualité des produits et du service, je préfère ne pas prendre l’argent. Mais si la philosophie générale reste la même, je suis prêt à donner le nom du Prado.” À bon entendeur !…
Gwenaël Breës