La Maison du Peuple de Bruxelles : le grand tournant de la Grande Guerre
Résumé des épisodes précédents : À la demande du Parti ouvrier belge, Victor Horta a réalisé la Maison du Peuple de Bruxelles, un bâtiment Art nouveau d’une modernité remarquable, inaugurée en 1899. Situé à un jet de pierre de la place de la Chapelle, ce lieu multi-fonctionnel de solidarité sociale comprend les bureaux des syndicats socialistes, les magasins de la coopérative ouvrière, un café lumineux ainsi que la grande salle de fête et le siège du parti. En ce début de siècle, la revendication principale des socialistes belges reste l’obtention du suffrage universel masculin. Avec des formes très diverses de luttes pour y parvenir, qui vont de la grève générale à une politique d’alliances tactiques incarnée par Emile Vandervelde, président du POB.
Épisode 4 : Ambivalences politiques du Patron
Nous allons d’ailleurs commencer par nous intéresser au parcours épineux d’Émile Vandervelde, personnage-clé et omniprésent de la vie de la Maison du Peuple. En 1885, alors jeune étudiant en Droit à l’Université Libre de Bruxelles, il participe à la fondation du POB. Puis, en 1893, il en écrit le premier programme, un manifeste connu sous le nom de Charte de Quaregnon, qui appelle les socialistes à la solidarité internationale et à l’émancipation de la classe ouvrière, ainsi qu’à la conversion du système capitaliste en système collectiviste, tout en restant assez flou, il faut le dire, sur les moyens d’atteindre ces objectifs. Portant lorgnons et barbichette pointue à la Zola-Trotsky, Emile Vandervelde est indissociable aussi bien de l’histoire de la première Maison du Peuple de Bruxelles, rue de Bavière, que de la seconde, rue Joseph Stevens, qu’il appelait d’ailleurs de manière assez parlante “ma” Maison du Peuple. On dit qu’il aurait été un de ceux qui choisirent Victor Horta comme architecte. En 1900, le voici secrétaire général de la IIe Internationale. Celui qu’on surnomme “le Patron” dans les milieux socialistes, apparaît comme un personnage ambivalent politiquement. C’est un centriste, issu de la bonne bourgeoisie, qui cite Marx et Engels dans de grandes envolées lyriques aux accents parfois radicaux, mais qui est critiqué par l’aile gauche du parti pour son pragmatisme voire son opportunisme.
Dompteurs de grèves sauvages
En juin 1912, suite à la défaite électorale du cartel libéral-socialiste, la déception est énorme parmi la classe ouvrière. La révolte gronde dans les bassins industriels de Wallonie. Le vote plural, ça suffit ! Car le monde ouvrier ne s’y trompe pas, c’est bien lui qui biaise le résultat des élections. La tension monte. Les gendarmes tirent sur les fenêtres de la Maison du Peuple de Liège et font trois morts. Les militants socialistes wallons essayent de convaincre le Parti ouvrier belge d’appeler à la grève générale immédiate. A vrai dire, un mouvement spontané rassemble déjà 45 000 grévistes à Charleroi et 40 000 à Liège. Comme le reconnaît Emile Vandervelde : “Aujourd’hui le peuple descend dans la rue… avant que nous ne lui ayons demandé.” À la Maison du Peuple de Bruxelles, le Bureau du Conseil Général du POB se réunit en urgence et se prononce pour l’envoi de délégués en province afin de calmer les esprits. Un comité est également mis en place qui décrétera la grève quand, à la tête du parti, on jugera que c’est le bon moment. Tout ce qui occasionnerait de grands rassemblements, pouvant tourner en émeutes, est évité et l’accès aux Maisons du Peuple contrôlé. Dix mois plus tard, le 14 avril 1913, le comité l’annonce : la grève générale peut enfin commencer. Totalement encadrée, elle est forcément calme mais massive avec 400 000 personnes qui arrêtent le travail. Dix jours plus tard, c’est une demi-victoire sans panache quand la Chambre, à majorité catholique, vote pour la création d’une commission pour l’étude de la révision de la loi électorale.
Ce qui fera dire à Rosa Luxemburg que le choix d’une stratégie minutieuse enlève à la grève générale toute sa valeur de choc et que, détachée de son énergie révolutionnaire, elle se transforme en manœuvre stratégique qui ne sert à peu près à rien. Mais de toute façon, l’adoption du suffrage universel masculin devra encore attendre. Cette fois, en raison des tensions internationales et de la guerre dont on commence à percevoir les fracas à l’horizon.
Guerre à la guerre, paix sur la terre, vive l’Internationale Ouvrière !
La Maison du Peuple de Bruxelles est le siège du Bureau Socialiste International (B.S.I.) qui organise les congrès internationaux de Stuttgart d’août 1907 et de Bâle en novembre 1912. Lors de celui-ci, les délégués d’Allemagne, d’Angleterre, d’Autriche, de France et de Russie se retrouvent autour d’un seul point à l’ordre du jour : la situation internationale et l’entente contre l’extension du conflit balkanique. La lutte contre le militarisme et l’impérialisme est mise en avant tandis que la guerre est définie comme “étant l’essence même du Capitalisme” résultant de la concurrence sur les marchés mondiaux ; les socialistes européens réaffirment que la classe ouvrière et ses représentants feront tout ce qui est possible pour empêcher le conflit. Le 29 juillet 1914, rebelote, le B.S.I. appelle à une “alliance contre la guerre” depuis la Maison du Peuple de Bruxelles où les représentants internationaux se retrouvent avec l’espoir que l’on puisse encore éviter cette catastrophe. Le soir même, Rosa Luxemburg, Jean Jaurès et les autres délégués sont en meeting au Cirque royal où près de 7000 personnes se pressent pour écouter leurs discours. Le lendemain matin, lorsqu’ Emile Vandervelde et Jean Jaurès sortent de la Maison du Peuple, Jean confie à Emile qu’il a confiance en un dénouement diplomatique de cette crise et lui propose d’aller visiter le Musée d’Art Ancien avant d’aller prendre son train ; il se fera assassiner le lendemain à Paris.
Le 29 juillet, l’Empire russe ordonne la mobilisation contre l’Empire austro-hongrois, entraînant celle de l’Empire allemand. Le 3 août, l’Empire allemand déclare la guerre à la République française et le lendemain à la Belgique. Dans la foulée, les crédits de guerre sont votés par les socialistes allemands et français. Leur nouveau slogan : “La Paix par la victoire militaire”. La IIe Internationale, symbole et organe de la solidarité socialiste des travailleurs, vacille, s’effondre, la voilà morte ! La majorité des dirigeants du POB vont bientôt se retrouver autour d’un “social-patriotisme” faisant suite à “l’Union sacrée” à laquelle ils adhèrent dès le début du mois d’août 1914.
Un rempart de papier
Le 20 août 1914, les troupes allemandes arrivent à Bruxelles, seule capitale européenne à être occupée. En septembre, voilà deux soldats allemands qui se présentent en uniforme à la Maison du Peuple pour rencontrer les “camarades belges”. Il s’agit de Gustav Noske qui a participé aux congrès socialistes internationaux de 1907 à 1910 et du Dr Koster. La discussion tourne vite au vinaigre. Les Allemands disent : “Nous ne vous comprenons pas. Le gouvernement allemand vous offrait de passer sans vous faire du mal et de vous payer, deniers comptants, tout le dommage qui pourrait vous être fait. Et vous n’avez pas accepté ! Pourquoi avez-vous agi ainsi?” Et les militants socialistes belges de répondre : “Mais c’était une question d’honneur !”. Alors le Dr. Koster lâche : “L’honneur, c’est une forme de l’idéologie bourgeoise.” On ne sait ce qu’en pensait vraiment Gustav Noske, lui, le futur responsable de la répression sanglante du mouvement révolutionnaire spartakiste, et des conseils ouvriers de Bavière en 1918 et 1919, mais ce que souligne cette anecdote rapportée, théâtralisée, c’est l’absurdité tragique de la situation du point de vue des militants socialistes internationalistes, devenus ennemis du jour au lendemain. Bientôt, le café et la grande salle de la Maison du Peuple sont fermés. Sur l’esplanade du Palais de justice, dès l’automne, les troupes allemandes installent un canon braqué vers les Marolles, qui va rester en place jusqu’en 1918 ; on raconte qu’en contrebas, les gens du quartier leur répondaient en agitant des tuyaux de poêles à leurs fenêtres. Un sacré sens de l’humour…
“La neutralité belge n’était qu’un rempart de papier” écrira Emile Vandervelde. Car “en ayant un empire colonial, en prenant part aux luttes d’influences que se livraient les puissances industrielles pour le contrôle des marchés, la Belgique se retrouve sur le terrain miné des antagonismes impérialistes” complétera Claude Renard.
Les dirigeants du POB vont demeurer inflexibles sur le principe d’une “Paix par la victoire”. Un certain jusqu’au-boutisme qui les situe à l’extrême droite du mouvement ouvrier européen et les isole des autres socialistes, notamment français plutôt enclins, à partir de 1916, à une paix de compromis face à une guerre abominable qui s’éternise. Le comble pour les patriotes du POB, c’est que ce sont bien des soldats allemands, révolutionnaires, qui mettent un terme à l’occupation militaire de Bruxelles. Tout début novembre 1918, la révolution allemande est alors en cours. Des mutineries ont lieu dans la marine à Kiel, au nord du pays, où des conseils de soldats prennent d’assaut des casernes, y désarment les gradés. En Bavière, un Conseil des Ouvriers, Soldats et Paysans, proclame la république populaire dès le 7 novembre. Ces événements vont servir d’exemples à la constitution d’un conseil de soldats bruxellois. Celui-ci est créé le 9 novembre, jour de l’abdication de l’empereur Guillaume II à Spa. Le même jour, Karl Liebnecht proclame la République Libre d’Allemagne depuis Berlin. Le 10 novembre, plusieurs milliers de soldats allemands partent en cortège depuis la gare du Nord jusqu’à la place Poelaert en passant par la Grand-Place, drapeaux rouges au vent. Ils s’adressent à la foule : “Camarades, ne vous battez plus, ne tirez plus ! La république est proclamée !”. De fait, les autorités allemandes occupantes viennent d’être destituées, et seul le Conseil des Soldats de Bruxelles possède l’autorité. Les soldats allemands arrachent les symboles de la monarchie allemande présents sur les bâtiments publics et chantent l’Internationale.
Loin de cette liesse populaire, le POB conseille à ses adhérents de ne pas s’en mêler et aux Allemands de rentrer au plus vite chez eux, bien gentiment. Toutefois, tout le monde n’est pas sourd à cet enthousiasme révolutionnaire. Certains membres de l’aile gauche du POB et des membres de la Jeune Garde socialiste fraternisent avec ces soldats des conseils. Ainsi des socialistes dans la mouvance du syndicaliste Volkaert auraient voulu proclamer la république de Belgique à la Maison du Peuple de Bruxelles. Mais dans les faits, c’est depuis celle-ci que le 14 novembre, Emile Vandervelde déclare devant un groupe de militants que la classe ouvrière mérite le suffrage universel pour ses sacrifices et sa défense de la démocratie. En bref, les ouvriers vont avoir le droit de vote, alors pourquoi faire la révolution ?
Évolution du syndicalisme socialiste
Le POB et les syndicats étaient encore très minoritaires avant 1914. On comptait 100 000 syndiqués socialistes sur l’entièreté des 1 200 000 ouvriers dans l’industrie. Pendant la guerre, l’occupant allemand a démantelé l’industrie, entraînant un chômage de masse sans aucune rentrée financière dans les familles ouvrières. Vont suivre quatre années de privations, de misère, avec une hausse des prix de 500%. Alors, après l’armistice de 1918, quand le patronat belge annonce qu’il réembauche avec les mêmes salaires qu’en 1914, les travailleurs et travailleuses refusent de reprendre le travail.
Pendant ce temps, dès novembre 1918, le POB fait son entrée au gouvernement d’Union Nationale en compagnie du Parti Catholique et du Parti Libéral. Emile Vandervelde devient ministre de la Justice, Edouard Anseele est nommé ministre des travaux publics, et Joseph Wauters, ancien directeur du journal Le Peuple, ministre de l’Industrie, du Travail et du Ravitaillement. La première commission paritaire émerge en avril 1919. La journée de travail passe de 13 à 8 heures par jour, les salaires augmentent. Les premières pensions de vieillesse et assurances contre le chômage apparaissent. Et voilà que la Maison du Peuple, issue d’un mouvement d’auto-organisation ouvrière articulé autour des coopératives, devient le siège d’un parti qui participe au gouvernement. Pour la première fois, tous les hommes de plus de 21 ans peuvent voter lors des élections de novembre 1919. La même année, c’est la déferlante avec désormais 600 000 membres qui sont syndiqués. Il faut former des militants, des écoles sociales, et la Maison du Peuple est déjà pleine à craquer. Une maison des Syndicats lui faisant face est construite aux numéros 6-8 et 10 rue Joseph Stevens. Elle deviendra le siège de la Commission Syndicale, ancêtre de la FGTB.
La bureaucratie plutôt que la spontanéité
Encore en temps de guerre, dans l’année 1918, les syndicalistes de la Maison du Peuple ont soutenu les grévistes du Grand Bazar Anspach pendant 5 longs mois, en vue d’obtenir la reconnaissance officielle du syndicat des employés de leur établissement, et une augmentation de leurs salaires. Face à une ténacité sans faille, leurs revendications ont été satisfaites. Après-guerre, la situation change. Il s’opère un processus d’intégration des syndicats au sein des rouages de l’État. Avec l’apparition des commissions paritaires d’industrie se joue le déplacement des lieux de conflits, de la rue vers des instances où négocient des partenaires sociaux. À partir de là, les 600 000 affiliés ne jouent plus aucun rôle, si ce n’est de permettre une pression toute symbolique en cas de rapports de force sporadiques. L’implication des individus devient moindre. Se développe donc une professionnalisation de la lutte, les fonctionnaires remplacent désormais les militants et militantes. Pour être sûr de s’attacher les personnes affiliées, on va développer un syndicalisme assurantiel. Tout cela est mis en place en 1919-1920 par le Ministre de l’Industrie, du Travail et du Ravitaillement, Joseph Wauters.
Cependant, au sein du mouvement ouvrier, certains critiquent la participation au gouvernement, d’autres prônent le retrait des commissions paritaires, car le patronat ne cesse d’attaquer pour diminuer les nouveaux acquis. Ne vaudrait-il pas mieux retourner se battre sur le terrain ? Ces dissensions entre les différentes optiques vont se traduire par la création de nouvelles organisations. Dès Novembre 1918, avec la parution de L’Exploité, la tendance socialiste révolutionnaire tente de s’organiser au sein du POB pour le tirer vers des positions de gauche : rejet de la politique de collaboration de classes, appui déclaré au jeune pouvoir des Soviets, rejet de l’Union Nationale, conquêtes politiques et sociales par la lutte. Les “Amis de l’Exploité” tiennent un congrès en juillet 1920. Mais ce rapport de force ne tourne pas à leur avantage, et sous la pression d’un Congrès restreint de discipline, ils sont contraints de quitter le Parti ouvrier belge. Quelques mois plus tard, lors de leur troisième congrès, le 27 mai 1921 à Saint-Gilles, ils fondent le Parti communiste belge.
Quel suspens ! Le prolétariat va-t-il encore accorder sa confiance à un homme dont le funeste sobriquet « Le Patron » sonne vraiment mal ? Jusqu’où ce glissement du POB ira-t-il ? Que se trame-t-il dans les couloirs de la Maison du Peuple ? Vous le saurez dans le prochain épisode !
Frédérique Franke
Bibliographie :
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LINDA FLAGOTHIER-MUSIN, La grève générale de 1913 dans l’arrondissement de
Liège : analyse quantitative, mémoire de licence, Université de Liège, 1982
MIEKE VAN HAEGENDOREN, Le parti socialiste belge de 1914 à 1940, Editions Vie Ouvrière, 1995
CHRISTIAN VREUGDE, La révolution allemande à Bruxelles, 9 novembre – 18 novembre 1918, Cahiers bruxellois – Brusselse cahiers, 2018
MARCEL LIEBMAN, Les socialistes belges 1885-1914, Editions Couleur livres, réédition 2017
CLAUDE RENARD, Octobre 1917 et le mouvement ouvrier belge, Memogrames – les éditions de la mémoire, Bruxelles 2017