Un Contrat de quartier pour “lutter contre la gentrification” dans les Marolles ? Oui… mais non.
En 2014-2015, habitants, marchands, commerçants et autres amoureux des Marolles se sont battus contre le projet d’un parking souterrain sous la place du Jeu de Balle. Leurs revendications se résumaient par ce slogan : « No parking, no mini-ring, no bling bling ». Outre les questions de mobilité et le grand chambardement qu’aurait causé ce grand chantier, c’est la transformation sociale et commerciale qu’il allait provoquer dans le quartier qui était redoutée.
Trois ans après l’abandon de ce projet, la Région de Bruxelles-Capitale et la Ville de Bruxelles ont lancé un “Contrat de quartier durable” sur les Marolles. Un processus en apparence positif, mais qui pourrait aboutir au même résultat : une hausse généralisée des valeurs immobilières et des loyers dans ce quartier encore partiellement populaire, et in fine à l’éviction des habitants les moins nantis, ceux qui ne pourront pas faire face à l’augmentation des loyers.
Un Contrat de quartier durable c’est, selon la définition qu’en donnent les autorités bruxelloises, « un plan d’action, conclu entre la Région de Bruxelle-Capitale et la Ville de Bruxelles, visant à améliorer le cadre de vie d’un quartier précaire ». Dans le langage politique, on appelle cela communément un plan de « revitalisation », terme qui sous-entend non sans un certain mépris que les quartiers concernés seraient donc dévitalisés. Dans les Marolles, la Région va investir 14.125.000 € au cours des 7 prochaines années, somme qui sera plus que probablement doublée par la Ville, pour atteindre un total proche des 30.000.000 €.
Les Contrats de quartier, en investissant davantage dans la « requalification » de l’espace public (création ou réaménagement de places, de rues, rénovation des façades…) que dans les intérieurs d’îlots, contribuent à transformer l’image d’un quartier, à l’augmentation les loyers des commerces et des logements, à un effet d’appel qui attire des classes sociales plus aisées. C’est ce que d’aucuns appellent le phénomène de « gentrification » : le remplacement des habitants précaires par des habitants plus nantis, le remplacement des artisans et des commerces de proximité par des commerçants plus chics et plus chers.
La gentrification, c’est une manière de désigner l’embourgeoisement d’un quartier. C’est un synonyme d’un terme qu’on connaît bien dans les Marolles : celui de « sablonisation ». C’est-à-dire le phénomène d’extension du quartier chic du Sablon, lui-même doté d’un marché d’antiquités : depuis les années 1960, la clientèle du Sablon se répand de plus en plus vers la place du Jeu de Balle au gré d’antiquaires et autres commerces de luxe.
La gentrification, en images, c’est quand les pouvoirs publics prétexteront le mauvais état des pavés (qu’ils évitent d’entretenir depuis des années) pour faire un lifting à la place du Jeu de Balle, la transformant, comme dans les rêves les plus fous de nos échevines Els Ampe ou Marion Lemesre, en espace minéral, dont les voiries auront été remplacées par grandes terrasses de cafés, et dont le marché aux puces aura été débarrassé de ses brols pour faire place nette à des stands d’antiquité bien rangés, où les objets seront proprement alignés sur des petits napperons, protégés par des tonnelles toutes de couleur blanche et où les caisses en carton auront été bannies du paysage.
La gentrification, c’est quand après la rénovation de son quartier, le snack du coin affiche « commerce à louer » avant d’être repris par un bar à céréales ou une saladerie où la carte ne propose rien en-dessous de 15 €. C’est quand le marchand de meubles de seconde main est remplacé par un antiquaire qui vend une chaise au prix d’un mois de loyer. Quand le salon lavoir d’à côté devient une galerie d’art contemporain dont la moindre œuvre coûte au bas mot l’équivalent d’un an de votre loyer. Quand le café du coin où l’on pouvait boire une pils ou un thé à la menthe sans se ruiner, disparaît au profit d’un co-working space avec décoration branchée, service au comptoir, prix multipliés par deux ou trois, et clientèle huppée. Quand le fripier est remplacé par un magasin vintage, et la librairie par un concept store. La gentrification, c’est quand pas loin de chez soi, un immeuble tape-à-l’œil a été construit et est occupé par des nouveaux habitants aux hauts revenus, qui y rentrent en voiture via un parking privé aux portes métalliques s’ouvrant et se refermant automatiquement. Quand des logements publics à louer ou à acheter sont construits et qu’ils ne sont accessibles qu’à des personnes gagnant au bas mot 3000 € par mois. Et quand, au bout du compte, les Bruxellois dont les revenus mensuels ne dépassent pas les 1500 € doivent déménager, car leur propriétaire leur a envoyé un préavis pour faire des travaux, financés en grande partie avec de l’argent public et qui aura comme effet d’augmenter le loyer une fois ceux-ci terminés. Et ainsi de suite, jusqu’au prochain déménagement, quand le processus se répètera dans un autre quartier, puis encore un autre, et qu’au final, c’est toute la région bruxelloise qui sera devenue trop chère.
Car les pouvoirs publics encouragent ce phénomène, dans le but avoué d’augmenter les recettes fiscales des communes et « d’attirer des riverains avec une meilleure capacité contributive », comme le disait si joliment l’échevine Marion Lemesre à l’époque où elle défendait le projet de parking sous la place du Jeu de Balle. Suivez son regard : plus de 50% de la population des Marolles n’a pas de revenus liés au travail, et ceux-là ne payent pas beaucoup d’impôts…
Il faut plus de logements accessibles !
Certains ne manqueront pas de rétorquer que la forte présence de logements sociaux (27% du parc immobilier) maintient un caractère populaire aux Marolles. Sous-entendu : des pauvres, il y en a déjà assez. Mais on le sait bien : ces logements sociaux sont en majorité des tours mal conçues et mal entretenues, où il ne fait pas toujours bon vivre, et dont rien ne garantit qu’un jour les autorités ne souhaiteront les démolir et les remplacer, au moins en partie, par du logement « moyen », accessible aux ménages aisés. Par ailleurs, personne n’ignore que l’accès au logement social à Bruxelles est un parcours du combattant alors qu’une bonne moitié des habitants de la région sont théoriquement dans les conditions d’obtenir un logement social (en fonction de leurs revenus), à condition qu’ils en fassent la démarche… et que des logements sociaux existent en suffisance. Or, il faut savoir qu’entre 1998 et 2012 (soit en 14 ans), le nombre de logements sociaux a augmenté de 685 unités seulement. Cela fait 49 logements par an. À ce rythme, il faudrait 846 ans pour offrir un logement aux seules 41.461 ménages actuellement inscrits sur les listes d’attente en région bruxelloise !
Un Contrat de quartier pourrait donc être une occasion d’améliorer l’accès à un logement décent pour une tranche de la population qui est largement majoritaire à Bruxelles. Des dispositions permettraient de contrôler ou d’enrayer le phénomène de la gentrification, par exemple en construisant un maximum de logements accessibles aux ménages à faibles revenus, en encadrant les loyers privés en contrepartie des investissements publics permettant aux propriétaires d’améliorer le bâti existant, ou encore en adressant le parc de logement public des Marolles (par exemple, les logements appartenant à la Régie foncière ou au CPAS de la Ville de Bruxelles, et il y en a beaucoup dans le quartier) aux plus démunis.
Rénover pour améliorer la vie des habitants actuels, ou pour en attirer de nouveaux ?
Et nous ne sommes pas les seuls à le dire. En juin 2017, en annonçant le lancement d’un Contrat de quartier pour les Marolles, les pouvoirs publics ont reconnu la pression de la gentrification et de la sablonisation en affirmant que l’objectif principal de ce plan d’action serait d’enrayer ce phénomène. Ainsi, en juin dernier, l’échevine des Contrats de quartier Ans Persoons (SP-A) expliquait à quoi allait servir l’argent du dispositif : « Avec le quartier du Sablon le juxtaposant, les Marolles subit une pression immobilière et touristique grandissante menaçant son identité et son accessibilité. Avec ce Contrat de Quartier, nous allons investir dans des espaces verts, des logements sociaux, la micro-économie, la propreté… afin d’améliorer la qualité de vie dans le quartier. Ainsi, nous espérons contrebalancer ce phénomène de ‘sablonisation’ et renforcer la position des Marolliens. »
Une première en la matière ! Les pouvoirs publics allaient donc plutôt investir dans les intérieurs d’îlots et dans des infrastructures bénéficiant aux habitants actuels que dans des rénovations spectaculaires qui auraient pour effet d’attirer de nouveaux riverains. Oui, mais voilà… L’échevine Ans Persoons a perdu son poste dans la foulée de la démission d’Yvan Mayeur (pour la petite histoire, elle refusait de négocier avec lui sa volonté de rester échevin), et l’échevinat a été octroyé dans un premier temps à Marion Lemesre, puis à David Weytsman, tous deux membres du MR. Ceux-ci semblent avoir une vision toute différente de la question : « Il faut oublier ce terme de gentrification, arrêter d’opposer les riches et les pauvres et plutôt faire du lien entre les gens », déclarait ainsi Marion Lemesre à l’issue du premier forum public de discussion sur le Contrat de quartier, où le sujet avait occupé la majorité des discussions.
Quels que soient les termes utilisés pour qualifier les processus à l’œuvre dans un Contrat de quartier, une chose est certaine : c’est de vigilance et de mobilisation dont nous avons besoin pour éviter que les Marolles deviennent d’ici 10 ans un petit Montmartre muséifié.
• Gwenaël Breës & Andrzej Krzyszton
Collage : Sabine De Coninck
Le fou a pour propriété
De ne jamais s’apercevoir
Qu’il est des autres la risée
Ne mange pas avec l’envieux
Ne vas pas t’asseoir à sa table
Car les calculs qu’il a en tête
Sont bien loin de tes intérêtsPlus d’un te fait bonne figure
Qui tout bas te mange le cœur!Les fous d’argent sont en ses lieux
Habile à s’enrichir bien tôt,
Fait l’usurier, nuit, vole, se damne,
Justice au plus riche est vendue
Pour lui, impuni est le crime
Le dirigeant devient avide
Se dit : Que n’est à moi ton bien
Est félon en sa ville.
Il en va ainsi par Bruxelles !(Libre adaptation de Sébastien Brant par Orcus Alberic)
Vous avez entièrement raison: restez vigilants. C’est partout dans Bruxelles que mercantilisme, spéculation et cupidité menacent. Contrat de quartier signifie concertation. Il faut donc que tous les intervenants soient représentés et participent réellement.
Bonjour, je trouve votre article intéressant et bien écrit. Je suis sensible à la question de gentrification également et je comprends les enjeux liés à l’embellissement urbanistique, mais d’un autre côté je trouve agréable de voir que Bruxelles s’embellit, que mon quartier s’embellit, que ma maison s’embellit. Cela participe à l’estime de soi, de son quartier, de sa ville et de son pays… Bruxelles est également une ville d’intérêt touristique. Avez-vous déjà été à Rome, Londres, Paris ou l’une de ces grandes ville? Oui j’imagine, et ne trouvez-vous pas agréable de constater comme c’est bien entretenu, comme c’est agréable à visiter, comme c’est beau? A chaque fois que je visite une de ces grandes ville je fais le même constat que Bruxelles est à la traîne et n’est pas une ville aussi agréable à vivre ou visiter que les autres. En ce qui concerne les habitants eux-même, je ne comprends pas pourquoi les personnes habitants, précarisés ou non, n’auraient-elles pas le droit de voir leur quartier ou leur façade « s’embellir » et faire l’objet de transformations urbanistiques plus pratiques et utiles? Faut-il, pour lutter contre la gentrification que les bâtiments se dégradent sans qu’on les rénove, que les façades grisonnent, que les rues soient sales et infréquentables? Faut-il que les gens déprimés restent dans des lieux déprimants? Le moins que l’on puisse dire c’est que le débat est complexe, mais merci d’avoir pointé du doigts les risques d’une gentrification.
Bien sûr, rendre la ville plus propre et « l’embellir » (terme à manier avec prudence) ne devrait pas se faire au détriment des habitants précarisés d’un quartier. C’est entre autres l’objet de cet article, où nous citons des mesures que pourraient prendre les pouvoirs publics pour éviter ce phénomène (par exemple l’encadrement des loyers dans la zone et pendant la durée du Contrat de quartier).
Je réagis bien tard après la parution de votre message que je découvre par hasard.
Alors juste au sujet de Paris que j’ai habité pendant plusieurs années : j’ai quitté cette ville, n’ayant d’abord pas le statut (à cette époque intermittente du spectacle, mon dossier était refusé par toutes les agences) puis les moyens d’y vivre, en raison d’une augmentation constante de la vie et des loyers.
J’avais un salaire pourtant moyen, qui a bien baissé depuis.
D’abord rabattue en banlieue, le même scénario s’est reproduit. Décidée à quitter cette région parisienne parce que trop lissée, trop uniformisée, trop chère et trop « belle » au sens ou la poésie et le charme des quartiers populaires disparaissait progressivement, je suis partie habiter à Marseille.
Aujourd’hui le quartier ou j’habite est aussi menacé par ces fameux projets de requalification dont on connait les véritables enjeux à l’échelle mondiale (mise en concurrence des villes devenues outils de spéculation au détriment du tissu social).
C’est très triste car derrière l’argument de « beau » se dissimule une vision mercantile qu’en tant que citoyenne je déplore mais qu’en plus en tant qu’habitante d’un quartier, je subis avec les disparitions programmées d’une identité populaire et d’une simplicité à vivre là où quiconque peut choisir de vivre en dehors de son statut social et ses revenus… Et biensur que personne n’est contre un quartier entretenu et agréable à vivre… mais attention à ce que propre et beau ne soient pas synonymes de lisse et uniformisé….
Il est temps de nous rencontrer et de venir au Carnaval de la Plaine à Marseille mi mars.