Spek and Boonen : la boucherie marollienne qui réinvente la tradition

Il y a environ deux ans, l’ancien boucher de la rue Blaes Pierrot a cédé sa place à un jeune artisan limbourgeois, Bjorn Boonen. Sa boucherie est l’un des rares commerces des Marolles à être resté ouvert pendant le confinement. Dans cet article, il nous raconte son parcours et ses interrogations : « au début, j’avais peur d’être un ‘gentrificateur’. Je voulais créer une boucherie ‘à la belge’ : de qualité mais sans chichis. Aujourd’hui, je me sens lié aux habitants du quartier ».

Depuis juin 2018, Bjorn tient la boucherie Spek & Boonen, à seulement quelques pas de la Place du Jeu de Balle. Nous avons passé plus de deux heures ensemble au café La Brocante, un vendredi matin pluvieux du mois de mars. Maintenant qu’il se fait aider à la boutique le vendredi et le week-end, il peut se libérer quelques heures par-ci par-là. C’est le genre de rencontre qui ne s’oublie pas : Bjorn est un homme passionné qui adore son métier, et qui n’aurait pas voulu ouvrir sa boucherie ailleurs que dans le quartier des Marolles. Il me raconte son parcours dans les moindres détails, et m’explique avec beaucoup de précision son approche du métier de boucher.

Bjorn est né dans le Limbourg. Il est arrivé à Bruxelles il y a vingt-deux ans pour étudier le cinéma à Sint-Lukas. A l’époque, il voulait faire de l’animation 3D. Mais cette voie s’est vite révélée coûteuse : « tout se faisait sur pellicule, et cela revenait très cher ». A dix-huit ans, faute de ressources propres, Bjorn s’est vu contraint de changer son fusil d’épaule.

Il commence alors des cours du soir de cuisine au CERIA tout en travaillant la journée dans des restaurants. Il devient chef du restaurant du Kaaitheater au bout de deux ans, puis prend les rênes du restaurant du Recyclart en 2000. Il propose une formule encore novatrice pour une brasserie dans ces années-là : des plats qui changent chaque jour. Après quatre ou cinq ans, Bjorn décide de changer d’horizons et s’envole vers le gastronomique. Il atterrit au Bonbon, restaurant étoilé situé à Woluwe-Saint-Pierre. Il y exerce la fonction de « garde-manger » ; c’est-à-dire de responsable des plats froids et notamment des charcuteries. C’est là qu’il va se familiariser avec la tête pressée, les pâtés, les mousses, la basse température et la fermentation. Cela le passionne et il décide d’entreprendre des cours de boucherie. Il veut renouer avec une tradition perdue, un savoir-faire qui semble avoir disparu. Il suivra notamment des cours de technologie de viande à la Haute Ecole de Gand qui l’aideront beaucoup. 

Après cinq ans comme gérant d’un restaurant social Place Anneessens, Bjorn se met en quête d’une boucherie à Bruxelles. C’est la mauvaise qualité des commerces existants et le manque de culture et de respect du métier de boucher qui vont le décider à franchir le pas. Il va d’abord se former auprès de Jack O’ Sea qui fut le premier en Belgique à recommencer à travailler en direct avec les fermes, avec des animaux  en plein air, à une époque où le Blanc Bleu Belge est devenu omniprésent. Aux côtés de Jack, il apprend à travailler sur carcasse et Josef, un charcutier polonais qui travaille également à ses côtés, lui transmet son savoir-faire : jambons cuits, pastramis et saucissons secs n’auront désormais plus de secrets pour Bjorn. Pour compléter son apprentissage, il part suivre quelques stages à Londres, en France, en Espagne et en Italie, toujours dans l’optique d’en apprendre un peu plus. 

Le début de l’aventure marollienne

Un jour, il apprend qu’une boucherie se libère dans les Marolles ; celle de Pierrot située rue Blaes, l’une des dernières boucheries dont l’intérieur original n’ait pas été retapé. Il appelle immédiatement le propriétaire qui lui annonce que son commerce a déjà été repris deux jours auparavant. C’est la grande déception pour Bjorn car la boucherie de Pierrot correspond exactement à ce qu’il cherche. En attendant de trouver la pépite, il travaille dans diverses boucheries à Bruxelles, ce qui le convainc toujours plus de la nécessité d’ouvrir un établissement de qualité. Et quatre mois plus tard, le miracle se produit : le boucher qui avait repris la boutique de Pierrot veut à son tour céder le commerce. Il est pris en étau entre la communauté musulmane des Marolles et une clientèle qui réclame du porc. Il ne s’en sort pas. Bjorn accepte de reprendre la boucherie et s’installe en juin 2018. Il n’a eu aucun doute concernant ce lieu ; pour lui c’est une évidence. 

Le jeune limbourgeois peut enfin mettre ses plans à exécution : ouvrir une boucherie éthique (respectueuse du bien-être animal), qualitative mais accessible. Cette dimension sociale est primordiale dans son projet et a déterminé en grande partie sa volonté de s’installer dans les Marolles. Il veut que tout le monde puisse venir acheter quelque chose chez lui au moins une fois par semaine. Déjà lors de son expérience au Recyclart, c’est le caractère hétéroclite de la population marollienne qui l’avait séduit. Il ne veut pas ouvrir un  établissement haut de gamme, mais un commerce de proximité profondément intégré dans le tissu social de son quartier. Par ailleurs, les Marolles sont historiquement un quartier de commerçants, et notamment de tripiers accessibles à tous. Il s’agit donc pour lui de renouer avec la culture des triperies et des bouchers des Marolles et de remettre à l’honneur le kip-kap (1) et le bloempanch (2). Enfin, il aime le quartier du Jeu de Balle : pour chiner des disques chez Crevette Records, pour la piscine de la Place qu’il fréquente régulièrement, pour son magasin de vieilles radios dans lequel il va acheter des pièces détachées avec lesquelles il bricole des haut-parleurs. Il affectionne particulièrement les soirées du Chaff et aime venir boire une Gueuze à La Brocante. Enfin, il me confie presque comme un secret venir au Fuse depuis ses 18 ans : à l’époque, il faisait le trajet du Limbourg pour les soirées Jungles du club avant-gardiste. 

Une conception éthique du métier de boucher

Installé au 155 rue Blaes depuis maintenant presque deux ans, il défend une approche authentique du métier de boucher. Il travaille exclusivement sur carcasse, et non pas sur des pièces extras qui arrivent sous vide comme dans la plupart des autres boucheries. Il veut revenir à la tradition mais il est obligé de la réinventer car les méthodes artisanales n’existent plus. Réinventer la tradition : tel est le défi à priori paradoxal de Bjorn qui se concentre avant tout sur le goût et n’hésite d’ailleurs pas à faire le parallèle entre la viande et le fromage : dans les deux cas il faut du temps afin de permettre aux enzymes de se développer et au produit de révéler tous ses saveurs. « Je pourrais faire un jambon cuit en deux mois, mais je mets huit mois à le faire pour qu’il soit vraiment bon ». Le plus beau compliment qu’il ait reçu depuis son ouverture c’est un boucher du Limbourg venu lui rendre visite à Bruxelles qui le lui a fait. En rentrant dans son frigo il se serait exclamé « tu travailles comme mon père dans les années cinquante ».

Cette exigence, Bjorn l’applique également au choix des producteurs avec lesquels il travaille et qui élèvent tous leurs animaux en plein air. Son bœuf vient d’Irlande, il est nourri sur herbe (et non pas par graines), ce qui lui confère un goût plus prononcé et une texture persillée. Son porc et son agneau viennent d’une coopérative dans les Ardennes dont le système d’abattage respecte le bien-être animal. Ses volaille viennent de France et sont labellisées Label rouge. Soucieux de l’impact écologique, il n’achète que des bêtes élevées sur de grands pâturages naturels. Il tente également d’avoir un maximum d’autonomie par rapport au système industriel en ayant un rapport direct avec les producteurs. Cela lui permet de proposer un rapport qualité/prix qui lui semble tout à fait honnête ainsi qu’une diversité de morceaux (de la côte à l’os au foie de volaille) afin que toutes les bourses puissent s’y retrouver. « Mon porc est à peine 20% plus cher que le porc industriel grâce à l’organisation coopérative qui me fournit et qui assure notamment le transport et la distribution de la viande ». Il regrette que la certification plein air, bien plus exigeante que le bio, soit si méconnue en Belgique. « Je ne travaille pas bio par éthique. La charte bio n’est pas qualitative. Une viande bio est plus proche d’une viande industrielle que d’une viande plein air. Il y a une énorme demande et une grande pression sur les prix car aujourd’hui toutes les grandes surfaces veulent du bio. Mais le bio c’est avant tout du marketing : un porc bio, il est élevé à l’intérieur ! »

Une boucherie de quartier avant tout

Aujourd’hui, Bjorn est fier de pouvoir dire qu’à peu près 80% de sa clientèle est constitué d’habitants des Marolles et que cette clientèle est très fidèle. « Ça fait plaisir car je voulais d’abord être une boucherie de quartier bien que mon magasin soit un commerce de niche. D’ailleurs, je ne suis pas présent sur les réseaux sociaux, car je me concentre avant tout sur le quartier. La boucherie peut jouer un vrai rôle social : les gens se rencontrent dans une boucherie ». Au fur et à mesure, Bjorn a réussi à cerner les goûts des habitants des Marolles : une prédilection pour la charcuterie et un véritable intérêt pour le « fait-maison » et la qualité. « Les personnes âgées du home d’à côté viennent faire leurs courses chez moi et sont contentes de retrouver certains produits que je fabrique moi-même. D’ici quelques années j’aimerais pouvoir tout faire maison. Cela suppose de réinstaller les machines et donc de faire de gros investissements. Ce sera pour dans quelques années ».

Bjorn tente d’avoir une approche éthique globale ; « j’essaie d’être cohérent et d’échapper à la dictature des grandes firmes. J’essaie de construire un réseau qui travaille de la même façon que moi ».  Ainsi, il a choisi une banque la plus éthique possible, son fournisseur d’électricité est une coopérative liégeoise et à terme il aimerait que sa boucherie devienne elle aussi une coopérative, sans rapport de hiérarchie entre les employés… Un vrai petit paradis.

Spek & Boonen à l’heure du Covid

Depuis cette entrevue du mois de mars, qui semble appartenir à une autre époque, les Marolles ressemblent à un quartier fantôme sans son Vieux Marché et avec ses rues désertes. La plupart des commerces ont dû fermer leurs portes et Spek & Boonen est l’un des derniers à être resté ouvert. Ce choix fait visiblement le bonheur de ses clients qui ne rechignent pas à faire la file sur le trottoir. Les journées de Bjorn sont longues, « Il y a des jours où c’est non-stop du matin au soir. Les gens cuisinent plus en ce moment car tous les repas se prennent à la maison ». De nouveaux visages poussent la porte de la boucherie et les habitudes de consommations ont-elles aussi évolué depuis le début du confinement ; « les clients n’achètent plus seulement des morceaux tendres et vite préparés, on sent qu’ils prennent plus le temps de cuisiner ». Au début, les clients faisaient d’énormes réserves qu’ils congelaient par peur de pénurie, mais depuis quelques semaines, les achats sont moins compulsifs et il s’agit avant tout pour les clients « de se faire plaisir en se payant un bon morceau de viande ».

Pour ce qui est des mesures sanitaires, Bjorn a adopté les règles d’hygiène de base. Dès le début de la pandémie et avant même que cela ne soit obligatoire, une personne maximum est autorisée à entrer dans le magasin. La largeur du comptoir impose de fait une distance d’un mètre cinquante entre le boucher et le client. Enfin, il se lave les mains entre chaque client et désinfecte le terminal de paiement après chaque utilisation. 

En cette période de pandémie, le succès de la boucherie Spek & Boonen donne une lueur d’espoir ; la boutique n’a jamais été aussi remplie et les exigences de Bjorn en termes de proximité avec les producteurs le préservent de la crise : « pour ce qui est des livraisons, rien n’a changé et les fournisseurs viennent avec la même régularité. Tout le réseau fonctionne comme d’habitude, c’est l’avantage de travailler directement avec les producteurs sans intermédiaire et en circuit court ». De manière plus large, il semblerait que le coronavirus favorise les commerces de proximité sans laisser le monopole aux grandes surfaces. En effet, depuis le début du confinement, de plus en plus de Belges privilégient les produits frais et locaux et font leurs courses dans les magasins qui se trouvent près de chez eux. Espérons que ces habitudes perdureront une fois que le virus sera derrière nous. 

Camille Burckel


1. Le kip-kap ou kipkap : cette tête pressée du pauvre est préparée avec de la hure de jambonneau ou des restes de porc (langue, couennes, pieds et queues). Elle est hachée, persillée et présentée en gelée au vinaigre. La dénomination kipkap serait une onomatopée rappelant que la viande a été hachée menu avant d’être mise dans sa gelée. Dans le quartier des Marolles, il était rebaptisé « Royal tremblant » au regard d’une quantité excessive de gélatine, d’où l’expression « da waggelt wan den tram passeit » (ça tremble quand le tram passe).

2. Le bloempanch : surnommée le steak du pauvre, cette charcuterie se retrouvait souvent dans l’assiette des familles ouvrières. Le bloempanch (ou bloedpanch) désigne une sorte de gros boudin sphérique noir composé d’abats, de morceaux de poumon, de lard gras (petits cubes de graisse de porc) et de sang, le tout embossé dans une baudruche,  partie du gros intestin de bœuf. Dans les Marolles, on appelait le bloempanch « bufsteik mi roiete » (beefsteak avec des carreaux), expression qui qualifiait cette viande piquée de morceaux de graisse.

4 pensées sur “Spek and Boonen : la boucherie marollienne qui réinvente la tradition

  • 15 mai 2020 à 8 h 57 min
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    ik zou willen dat wij hier in Bertem of Leuven ook zo een echte beenhouwer hadden. Ik mis een giede kipkap en een.lekkere bloedpensj

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  • 1 juin 2020 à 23 h 22 min
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    On peut rarement dire ça, mais son comptoir de viande et de volaille exposé en vitrine est beau à voir !
    Ça donne envie.
    Bravo.

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  • 2 juin 2020 à 9 h 27 min
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    Je ne connais pas encore cette boucherie mais votre reportage donne envie d’y aller, je note l’adresse mais habitant Ixelles j’attends de pouvoir prendre les transports en commun en sécurité, bientôt donc.
    J’admire, cher Monsieur Boonen les gens passionnés comme vous; les jeunes ont besoin de retrouver l »aristocratie » des métiers manuels.
    Huguette Van Dyck

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  • 17 juin 2020 à 11 h 43 min
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    nen echten beenhouwer! Bravo Bjorn!

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