La matière des pavés

Le pavé est partout, mais on ne le voit pas. On marche dessus. Regardons cela d’un peu plus près.

À Bruxelles, on rencontre essentiellement trois types de pierre naturelle en voirie : le porphyre, le grès et la pierre bleue. Ce sont trois pierres indigènes, insensibles au gel. Elles sont omniprésentes et déterminent encore de nos jours l’image de la ville.

Le porphyre

C’est une pierre d’origine magmatique, extrêmement dure, qui s’est formée il y a 420 millions d’années. On reconnaît le porphyre à sa pâte microgrenue, qui comporte des cristaux de quartz (petits points brillants). Cela se voit surtout par temps humide, sur la tête lisse du pavé. Sa couleur grise a des reflets tirant parfois sur le vert, parfois sur le brun. De par sa résistance, le porphyre est la pierre idéale pour le pavé de la chaussée.

Le porphyre provient des carrières de Lessines, Bierghes et Quenast (voir carte jointe). Quenast produisait en 1906, avec 3.500 travailleurs, 300.000 tonnes, soit 38 millions de pavés. Lessines produisait en 1914, dans 14 carrières, avec 5.000 travailleurs, 30 millions de pavés. En 1930, Quenast était la plus grande exploitation mondiale de pavés. Le pavé de porphyre belge s’est exporté partout. New-York restaure aujourd’hui des rues pavées de Belgian Blocks dans le quartier du pont de Brooklyn. Les pavés mosaïques des Champs Elysées, à Paris, proviennent de la carrière du Mouplon, à Lessines.

La production de pavés de porphyre, qui diminue à partir de 1946, cesse en 1958. Aujourd’hui, les carrières livrent du concassé de grande qualité, utilisé dans la fabrication du béton, comme sous-couche de routes et comme ballast sous les traverses des voies de chemin de fer.

Le grès

C’est une pierre moins dure, sédimentaire, formée par agglomération de sables, il y a environ 370 millions d’années. Le grès est d’aspect mat. De couleur grise, il peut avoir des nuances légèrement jaunes ou brunes. Moins glissant, mais aussi moins résistant que le porphyre, il est utilisé dans les rues en pente. Sous le nom de pavé platine, et au format 15x15cm, il donne un pavé confortable à la marche, utilisé pour les trottoirs.

Les pavés de grès proviennent de carrières dans l’Ourthe ou la Meuse, en province de Liège ou d’Attre, en province de Hainaut. 

Façonnage des pavés

Le carrier doit d’abord débarrasser la couche d’argile et de sable, le mort-terrain, avant d’arriver à la roche saine, puis creuser dans la pierre compacte une ligne de trous de mine qu’il bourre de poudre noire, un explosif « lent » pas trop brisant. L’explosion fissure localement le bloc. Au pied du banc, sur le front de taille, couché sur un lit de sable et de débris, il est dégrossi à la masse. C’est le travail des rompeurs quis’efforcent de dégrossir la pierre et d’en tirerdes blocs régularisés. Les épinceurs donnent alors au marteau à taillants une forme régulière aux pavés. Des trieurs mesurent ensuite les pavés et les classent selon leur catégorie respective. Les pavés une fois rangés, interviennent les remanieurs, qui les vérifient et les retouchent quand cela s’avère nécessaire. Le remanieur avait pour seul outil une épinçoire à quatre taillants, pareille à celle de l’épinçeur. À chaque remanieur était attribuée une catégorie de pavés.

La pierre bleue

Une autre catégorie de pierre naturelle est très présente en voirie à Bruxelles, et c’est la pierre bleue. Aussi appelée (à tort) petit granit, c’est un calcaire crinoïdique, qui s’est formé par sédimentation il y a 345 millions d’années, alors que la Belgique se trouvait au fond d’une mer tropicale. C’est une pierre non gélive, étanche à l’humidité, qui sèche vite, dont la couleur va du bleu-gris au noir, selon le degré de polissage.

Elle fait les bordures des trottoirs mais aussi les seuils des portes, les escaliers, les socles des statues, les quais du canal, les brise-lames à la mer, et les pierres tombales. La pierre bleue est encore exploitée de nos jours, dans les carrières de Soignies, d’Yvoir, de Sprimont.

Les ersatz

Depuis une trentaine d’années, on trouve en voirie de la (mauvaise) pierre chinoise, vietnamienne ou indienne, parfois accompagnée de faux certificats de provenance.

Est d’abord apparu un pavé indien en calcaire aisément polissable, le Kotah. Puis a été importée de Chine une pierre grenue et terne, du nom de Dongfang, qui présentait la désagréable particularité de se désagréger en peu de temps d’usage. Ensuite ont été importés d’Inde en grande quantité des pavés gris ou colorés, baptisés Kandla du nom de leur port d’embarquement. Ils proviennent de la province du Rajasthan. Leurs caractères techniques sont peu fiables, avec une fâcheuse tendance à se cliver, ce qui creuse un cratère et libère une dangereuse tranche de pierre. La presse a révélé les conditions déplorables de leur production : travail d’enfants, épidémie de silicose, déforestation et saccage de régions entières pour une surexploitation flagrante.

Réemploi indéfini

Grâce à la pose traditionnelle au sable et à la dureté de sa composition, le pavé de porphyre est indéfiniment réutilisable. Taillé et façonné entièrement à la main, dans une pierre locale d’excellente qualité, c’est le matériau écologique par excellence. Il ne faut surtout pas le noyer dans le mortier de ciment, beaucoup trop rigide, et qui casse alors rapidement tout en souillant irrémédiablement le pavé. Posé à la main par des paveurs expérimentés, il défie le temps. Tous les vingt ans, il suffit de le redresser par une pose à l’identique.

Curiosités

Reliquat d’une exposition universelle, il existe dans le parc du Cinquantenaire un « showroom » à ciel ouvert, une sorte de catalogue des pavés belges. Cette allée est située en bordure du parc, côté avenue des Nerviens. 

Taillée à la carrière Wincqz (Soignies), une immense pierre bleue longue de 8 m, large de 2,55 m figurait à l’exposition des produits de l’industrie nationale de 1847. En 1850 elle a été intégrée au trottoir de la rue de la Loi, au sortir du parc de Bruxelles, face au parlement. Elle y est toujours. C’est la plus grande dalle de trottoir de Bruxelles.

Patrick Wouters & Denis Orange Ravachol


Le porphyre et le grès : des roches dures mais de formation différente

Comme les porphyres, le grès des pavés s’est formé à l’ère Primaire, mais ils sont plus jeunes (-370 millions d’années contre -420 millions d’années). Mais contrairement au porphyre, le grès n’est pas une roche magmatique. C’est une roche sédimentaire. Il est fait de grains de sable plus ou moins fins qui se sont cimentés. Ces grains sont issus de l’érosion de roches préexistantes. Ils ont été transportés par l’eau et se sont accumulés lorsque la force du courant a faibli. Dans certains pavés, on voit des stratifications obliques correspondant à plusieurs arrivages et dépôts successifs de sables.


La pierre bleue, mémoire d’une vie et d’un environnement anciens

Comme le porphyre et le grès, la pierre bleue s’est formée à l’ère primaire, un peu après le grès (-345 millions d’années contre -370 millions d’années). Comme le grès, c’est une roche sédimentaire et non une roche magmatique. La dénommer « petit granit », comme cela se fait souvent, est une erreur car le granite est une roche magmatique, issue comme le porphyre du refroidissement en profondeur d’un magma.La pierre bleue est un calcaire, composée non pas de grains de sables cimentés mais de particules calcaires déposées sur un fond marin, puis agglomérées. Elle contient des restes d’animaux fossiles appelés crinoïdes (« lys de mer »), animaux marins des mers tropicales, que l’on range dans l’embranchement des Échinodermes (les oursins appartiennent à cet embranchement).


Des roches qui portent le temps des humains et le temps de la Terre…

L’extraction du porphyre pour en faire des pavés se fait du milieu du 19ème siècle au milieu du 20ème siècle principalement. La formation de cette roche (420 millions d’années) propulse en des temps reculés de l’histoire de la Terre, plus précisément à l’ère Primaire (ou Paléozoïque), une ère qui s’étire de -550 millions d’années à -250 millions d’années. Le porphyre est une roche magmatique. Il résulte de la solidification d’un magma. Ce magma s’est formé et s’est refroidi en profondeur dans la partie crustale de la Terre. 


Les pavés, entre passé et avenir

S’intéresser à la matière des pavés propulse dans la profondeur des temps de la Terre, dans la diversité des environnements qui ont existé, dans la grandeur des entreprises humaines qui ont permis leur extraction et leur façonnage. Notre époque commence à se  préoccuper de l’avenir de la Terre, il est donc important de limiter les balafres (les carrières) qu’on pourrait lui faire, que ce soit ici ou ailleurs. Respecter les pavés, le travail des hommes qui les ont faits, les réutiliser, c’est participer à la transition écologique de la planète.