Et le Fuse, on en fait quoi ?
Le soir commence à tomber sur les Marolles.
Dans un local au fond d’une cour de la rue des Renards, sous des néons un peu jaunes, une petite dizaine de personnes est attablée : des femmes et des hommes, quelques ordinateurs, des boissons et des biscuits.
— C’est vrai ça, ce serait dommage de ne pas parler du Fuse dans le n°11. Après tout ce qui s’est passé autour de leur fermeture en janvier…
— En même temps, il ne reste pas beaucoup de temps d’ici le bouclage. On a déjà trop d’articles, ça va être un gros numéro et on ne sait même pas encore qui va faire la mise en page.
— Pfff, on n’a pas toutes les infos, il faudrait prendre le temps de creuser. En plus, autour de la table, on n’a pas forcément les mêmes avis.
— C’est justement ça qui serait intéressant ! Évoquer les avis contradictoires sur la question et être un peu plus dans la nuance que la plupart des articles qu’on a pu lire.
— Comme quoi par exemple ?
— Comme dire que c’est important de pouvoir faire la fête, mais que dormir reste un besoin vital. Que différentes fonctions peuvent coexister dans un même quartier, il n’y a pas à choisir entre l’un et l’autre, c’est une question d’équilibre et d’arrangements.
— Mouais, c’est un peu bateau, ça. Les bonnes intentions ça n’avance à rien…
— Décrire le Fuse seulement comme un endroit où on fait la fête… c’est réducteur. Ce club est une référence pour toute la scène techno, de Détroit à Berlin. Un lieu où il y a une vraie attention au son, justement. Et au niveau programmation, il n’y a pas que des trucs archi commerciaux et connus. C’est un lieu culturel… mais qui produit des décibels.
— Quand on avait des sonos à 150 watts ça posait pas de problème, mais maintenant avec des amplis à 15.000 watts, comment veux-tu habiter à côté d’une discothèque ? Il faudrait mettre les boîtes techno dans des tunnels non utilisés du métro ou dans des zonings commerciaux, comme ça les habitant.es pourraient dormir !
— On n’a qu’à transformer les maisons voisines en Airbnb, ha ha !
— Sinon, on pourrait déplacer le Fuse dans la Porte de Hal, paraît que l’État veut fermer le musée et que la Ville voudrait installer un bar à la place. Ou alors, le mettre dans le Palais du Midi pendant le chantier du métro 3…
— Heu, je dois vraiment noter ça dans le PV ?
— En vrai, ça m’ennuierait que le Fuse déménage. C’est important en pleine ville, d’avoir des lieux comme l’AB ou des clubs techno qui restent accessibles sans bagnole. Ça pose la question du genre de ville où on veut vivre. Faut arrêter avec la mode des déménagements sur les zonings ou cette idée d’un quartier pour la fête complètement artificiel. Et le Fuse, il était là bien avant le voisin qui se plaint, non ?
— Il y a plein de voisins et voisines qui se sont plaint·e·s. J’en connais qui sont locataires d’un taudis près du Fuse et qui n’arrivent pas à dormir les vendredis et samedis. Personne ne s’en soucie. Dans les médias, on ne parle que d’un gars qui est multi-propriétaire, qui n’arrive pas à louer ses apparts et qui n’habite même pas sur place.
— Le problème, c’est que le débat médiatique et politique a été posé de manière binaire. Un coup, on nous parle de rendre intenables les conditions d’ouverture du Fuse. Un autre, d’exproprier les voisin.es. Apparemment, certaines personnes pensent que ça résoudrait le problème : plus de voisinage, plus de plaintes…
— C’est quand même pas possible ! Vous imaginez les précédents que ça va créer si on opte pour ce genre de solutions ?
— Ouais c’est déplorable. Et puis, je vous le dis, je sens bien qu’il y a des trucs pas nets dans cette histoire. Le propriétaire qui a porté plainte, on ne sait pas très bien quel jeu il joue. Le Fuse non plus : ils font leur Calimero en disant qu’ils vont déménager à cause de la situation, mais ça fait déjà plusieurs années qu’ils disent qu’ils veulent s’installer ailleurs.
— J’en ai un peu marre de vivre dans une ville-kermesse. Les nuisances sonores du bal du 20 juillet me font quitter le quartier pendant deux jours. Un vrai bal populaire n’a pas besoin d’une telle débauche de matériel. Une guitare, un accordéon, et hop on danse !
— Dites, c’est pas que cette discussion me fatigue, mais…
— Moi, je m’en fous du Fuse, ce qui me dérange c’est cette horrible grande roue sur la place Poelaert. Ça, c’est une nuisance visuelle terrible, non ?
— Faut pas tout mélanger non plus ! Le bourgmestre, c’est vrai qu’on dirait qu’il ne pense qu’à l’événementiel et au tourisme. Il amalgame sciemment l’histoire du Fuse à son discours, et il clive à mort en espérant ramasser des voix. Ne tombons pas dans son jeu… Quant aux intentions du Fuse, c’est pas si clair : un des patrons a dit qu’ils comptaient bien rester dans les Marolles.
— Tu me passes un biscuit, steplait ?
— Moi ce que je trouve démago, c’est ces politiciens qui ont été se faire prendre en photo dans la file devant le Fuse et qui envoient des tweets laissant entendre que les normes sonores ne doivent pas s’appliquer à ce lieu.
— Vraiment, dans cette histoire, je répète, il y a plein de non dits, d’opportunisme, de manipulations…
— Je dis pas le contraire, mais tu vas quand même pas prétendre que les 66.000 personnes qui ont signé la pétition pour sauver le Fuse ont été manipulées ?
— La pétition, c’est un truc de la Fédération de la nuit. Elle veut classer le Fuse dans le patrimoine immatériel. Comme le sont certains carnavals. Elle défend aussi le principe du droit d’antériorité : en gros, si tu t’installes près d’un lieu qui provoque des nuisances, c’est à toi d’accepter les nuisances… et veut ériger ça en loi. Mais si la maison que tu achètes est affectée à du logement, tu es quand même en droit de pouvoir espérer y dormir, non ?
— Excellente idée ce classement comme patrimoine immatériel parce que c’est exactement ça !
— Mouais, un carnaval, c’est qu’une fois par an, c’est un événement collectif, qui se prépare toute l’année, qui est porté par toute une communauté. Pas pareil pour un lieu avec des basses à plein pot, toute la nuit, tous les week-ends. J’ai aussi fait ça quelques fois, je juge pas, hein. Mais je me demande vraiment si tout ça est indispensable pour s’éclater. Ou je vieillis, là ?
— Hmmm, peut-être un peu. Mais question communauté, le Fuse a vraiment son importance dans la communauté gay, tu sais. T’as jamais entendu parler de La Démence ?
— En tout cas, le gouvernement bruxellois a créé une task force.
— Une task force ?! C’est quoi ? Un truc militaire ?
— Non, c’est un groupe de travail.
— Bon, en tout cas, ça ne résout pas notre problème de sommaire à boucler.
— T’as raison, il est tard. On dirait que ça va être dur de faire un article là-dessus dans ce numéro. Laissons tomber.