Portrait de Christophe en chineur

Adepte des grands écarts artistiques mais cohérent dans sa façon de suivre son instinct, Christophe était féru d’expérimentations sonores sans se définir comme chanteur pour autant. « Clodo de luxe », il était aussi un grand amateur d’objets, dont il aimait s’entourer. Une de ses sources préférées était… la place du Jeu de Balle.

Nous sommes nombreux à avoir connu Christophe par la collection de disques de nos parents, avec des tubes qui l’avaient rangé dans la catégorie des chanteurs pour midinettes. On vit en lui un éternel yéyé, mais c’était un fils d’immigrés italiens qui se contentait d’aimer l’Amérique à travers des films et qui voulait se lancer dans une carrière de pilote automobile. Sorti en 1965, « Aline » fut son tout grand succès et allait lui donner les moyens de développer un répertoire éclectique qui s’étalera sur 55 ans. Jusqu’à sa disparition, le 16 avril 2020. 

Autodidacte en tout, devenu musicien par la grâce des disques de John Lee Hooker, Georges Brassens ou Jean Constantin, ce perfectionniste abandonna la scène de 1975 à 2001… parce que les conditions sonores qu’il rencontrait lors de ses concerts ne le satisfaisaient pas. Décalé, il l’était par rapport au show business, mais aussi dans son rythme de vie. Aimant évoluer dans un monde parallèle, il dormait le jour et vivait la nuit, passant beaucoup de temps dans son appartement qu’il avait transformé en studio d’enregistrement, à bricoler des sons sur ses machines, en se vivant comme un « peintre sonore ». « Je dis toujours que je n’enregistre pas d’albums puisque je suis en constante création sonore. Je passe mes nuits à expérimenter le son, pas à me sentir chanteur. Je fais des mots pour déclencher des sons, ce n’est pas du tout la même chose. »

Faire de la musique, voir des amis, donner des interviews,… chez lui tout se passait la nuit, ou presque. « Sauf que quand je vais à la place du Jeu de Balle, bon ben place du Jeu de Balle, ça me plaît, c’est dimanche matin, et là je suis capable, même si je suis zombie, j’y vais, s’il fait beau, parce qu’il y a tous les cafés, on s’assoit, moi je plane bien là, voilà. » Il parlait souvent de la place du Jeu de Balle, des antiquaires des Marolles et du Sablon, et encore lors de son tout dernier concert à Bruxelles, à l’Ancienne Belgique, en novembre 2017.

« Je suis un chineur, un clodo de luxe », un esthète qui voyait l’art partout, pas uniquement dans la musique et le cinéma, mais aussi dans les meubles, les miroirs, la couture, ou encore dans la polenta et les gnocchi. « Je suis plus chineur que collectionneur. Je ne cherche pas à tout avoir. (…) Je n’ai jamais investi à la banque parce que j’investis dans des objets qui me plaisent, qui sont complètement irréels dans mon quotidien, c’est toute ma richesse du quotidien. Donc, naturellement tous ces objets, j’en profite tous les jours, mes yeux en profitent tous les jours. Et puis ça déclenche des choses… » De 1980 à 1996, Christophe avait délaissé la musique pour s’adonner à d’autres passions, comme conduire des voitures de sport ou jouer au poker, mais surtout chiner des synthétiseurs, des guitares, des postes, des appareils photos… et des films… « J’ai presque complètement arrêté la musique, parce que je ne m’occupais que de ma collection de films. Et c’était une jouissance. Dans la vie il y avait d’autres choses à faire que d’être chanteur. » A l’époque, il avait constitué sa cinémathèque privée et appris à être projectionniste : « Le toucher de la pellicule, c’est une chose extraordinaire. Prendre un bout de bobine entre deux doigts et sentir rien qu’au tactile, au gras, si elle est bonne ou pas, c’est une came. » Mais récupérer des copies de films est aussi une passion illégale, et c’est une perquisition de police qui mit brutalement fin à sa collection.

Christophe et l’un de ses jukebox
sur la pochette du 45t « J’l’ai pas touchée » en 1984.

La tour qui chante

Christophe avait également commencé à collectionner les jukebox dès 1975, « parce qu’ils me rappelaient mon adolescence et les moments passés dans les cafés ». Il en a acheté plusieurs dizaines (dont celui ayant appartenu à Coluche, dans lequel il avait conservé ses disques) qu’il exposait parfois dans des lieux publics pour partager son plaisir. Les 78 tours qui remplissaient ses jukebox, et les pièces nécessaires à leur entretien, c’est à la place du Jeu de balle qu’il venait les chercher. « Ce que j’aime dans le vinyle, c’est poser le bras sur le disque et le regarder tourner. » Mais si Christophe aimait les belles choses, il n’aimait pas la propriété et se séparait régulièrement de ses objets, parfois en tenant lui-même des stands sur des brocantes à la grande surprise des chineurs.

Il avait conservé une petite dizaine de jukebox, dont l’un acheté à Bruxelles auquel il tenait particulièrement : « Sa forme est très particulière, comme son nom : Singing Tower, la tour qui chante. Il réunit deux caractéristiques essentielles pour moi : le son et la beauté d’un objet resté dans son jus. Il est en bois et possède une décalcomanie originale sur laquelle est inscrite la date : 1939. Je ne l’aurais jamais acheté s’il avait été repeint. Il contient dix disques de blues – une autre de mes passions – et possède un bras mécanique qui lui permet de les retourner et donc de jouer les vingt faces. Hors de question de m’en séparer… et surtout pas pour de mauvaises raisons, comme payer mes factures ! »

Après avoir quasiment arrêté la musique pendant une quinzaine d’années, Christophe était revenu en 1996 avec un album beaucoup plus personnel, qui annonçait quatre autres disques magnifiques et audacieux. Multipliant les projets et les collaborations, concevant ses morceaux comme des objets cinématographiques, prenant un malin plaisir à brouiller les pistes, revendiquant la différence, suivant ses désirs sans craindre le qu’en-dira-t-on, jouant sa carrière comme on joue au poker, sa production des deux dernières décennies lui avait donné une toute autre aura que celle du dandy qui lui avait longtemps collé à la peau. Constant dans la poésie et le romantisme, il était parvenu à allier chanson populaire et musique expérimentale, à contenter autant son public de la première heure que celui qui l’avait découvert sur le tard, sans jamais renier son ancien répertoire qu’il aimait réarranger sans cesse différemment. Lors de sa dernière tournée, il jouait « Aline » dans une version électro-rock mélangée au riff de « Creep » de Radiohead… Comme un gamin, plein d’envies, qui allait encore nous en mettre plein les oreilles.

Au Jeu de Balle comme ailleurs, Christophe va nous manquer.

• Gwenaël Breës

(Extraits d’interviews glanés dans GQ Magazine, Hep Taxi-RTBF, Les Inrockuptibles, Télérama, La Libre Belgique).

2 pensées sur “Portrait de Christophe en chineur

  • 24 avril 2020 à 11 h 43 min
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    Très belle combinaison des sources. Merci pour ce bel hommage à Christophe. J’aimerais avoir cet article.

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