Vers la fin du quartier des antiquaires ?
Quasi simultanément, plusieurs commerces ont déménagé ces derniers mois des Marolles vers le Brabant wallon, la Flandre… et même le Japon. Faut-il y voir les prémices d’une lame de fond qui va bouleverser le tissu commercial du quartier ? Et dont la responsabilité serait à imputer au Covid, à Good Move ou à la numérisation galopante ? Petite prise de température pour tenter de cerner ce phénomène qui semble particulièrement toucher les antiquaires, marchands de meubles et de déco.
Nous sommes au n°161 de la rue Haute, par une matinée d’automne. À l’intérieur de la Salle de vente du Béguinage, les déménageurs s’activent. Cette salle, qui avait quitté le quartier Sainte-Catherine en 1999 pour lui préférer la compagnie des brocanteurs et antiquaires des Marolles, vient à nouveau de plier bagages. Depuis le 17 novembre dernier, ce n’est plus dans l’environnement patrimonial de l’ancien cinéma Carly qu’on peut la visiter, mais dans un lieu à l’esthétique radicalement différente : celle d’un entrepôt situé dans un zoning à 3 kilomètres du centre de Wavre. “Avec parking”, souligne Olivier Bolens, le propriétaire et gérant. Le détail a son importance. Car cette salle spécialisée dans les enchères de meubles de luxe et objets d’art, provenant notamment de l’Hôtel Drouot de Paris, fait ses bénéfices grâce à une clientèle résidant en bonne partie dans des quartiers aisés de la seconde couronne de Bruxelles et du Brabant wallon. Une clientèle, dit-il, qui est de moins en moins disposée à se rendre en voiture dans le centre de la capitale…
La faute au nouveau plan de circulation ?
C’est en ce même mois de novembre que K.Loan, magasin spécialisé en décoration et mobilier industriel, a vidé son local de la rue Blaes, où il s’était fait connaître, pour emménager dans un zoning du Brabant wallon, près de Genappe. “La difficulté de se garer dans le quartier rendait déjà les choses difficiles”, affirme Alexandre Lechat. “L’annonce du plan Good Move cet été a eu un effet psychologique qui a dissuadé encore plus de gens de venir à Bruxelles. Ces derniers mois, certains clients préféraient même venir voir la marchandise dans notre dépôt hors de la ville.”
À quelques pas de là, Stef Van Autenboer met lui aussi en avant les problèmes de circulation pour expliquer le déménagement de la dernière des deux enseignes de Stef Antiek qu’il tenait depuis 1982, place de la Chapelle. Pour sa part, c’est près de Malines, où il disposait déjà d’un dépôt, qu’il a trouvé refuge. “Good Move est le grand coupable”, a titré le magazine “Bruzz” en évoquant son départ.
Du côté des galeristes, on fait aussi grise mine. “Nos clients ne viendront pas en vélo !”, sourit Eric de Ville de Art22 Gallery. Le 31 décembre, ce marchand d’art vient de fermer l’un des deux magasins qu’il tenait dans la cour de l’ancienne caserne du Jeu de Balle… à l’instar de plusieurs de ses collègues, établis dans la même cour et qui sont eux aussi sur le point de faire leurs cartons. “C’est un métier où il faut avoir les nerfs solides : ça peut nous arriver de ne rien vendre pendant quatre ou cinq mois, puis de faire notre chiffre d’affaires en un mois. Je suis virtuellement pensionné, je fais cela par passion. Mais il y a une différence entre ne pas gagner d’argent et en perdre. Or là, on en perd chaque mois. Et je ne trouve plus de plaisir. Quand je me suis installé en 2014, entre 100 et 150 personnes entraient chaque dimanche dans ma galerie. À présent, c’est entre cinq et dix !”, se désole-t-il. Pour lui, les politiques de mobilité portent une large responsabilité dans cette situation. La création du piétonnier sur les boulevards centraux et la fermeture pour travaux des tunnels ont freiné la fréquentation du centre-ville. Ensuite, la suppression de places de parking sur les rampes du palais de Justice, puis le démarrage du chantier du métro 3 ont compliqué l’accès et le stationnement dans les Marolles. “On fait tout pour emmerder l’automobiliste, mais sans lui proposer d’alternatives. C’est une politique de mobilité inconsciente !”
“La transition est dure”
“Si les règles sont faites pour les gens, ils les respectent. Mais là c’est le chaos”, abonde Tariq Janati de la Welcome Gallery, qui est régulièrement confronté à des problèmes de livraisons pour ses boutiques de la rue Blaes et de la rue des Renards. “Il y a des mobilités légitimes qui sont exclues des politiques actuelles”, admet Benjamin Wayens, chercheur spécialisé en géographie commerciale à l’ULB. “Par exemple, la configuration urbaine est compliquée pour des commerces d’objets de grande taille, qui rencontrent des difficultés de logistique entrante de leurs marchandises. En cela, Good Move n’a pas amélioré la situation et n’a pas non plus tenu de discours à l’adresse du public pour dire qu’il faut continuer à venir dans le centre, que des solutions existent, notamment en termes de parking”.
Indéniablement, la capacité de livrer et de stationner, notamment en camionnettes, est centrale pour certains commerces. Mais cette question est plus complexe qu’il n’y paraît. Rappelons-nous qu’en 2014, ce sont les pouvoirs publics qui voulaient construire un parking sous la place du Jeu de Balle et que la mobilisation pour empêcher ce projet fut massive tant parmi les habitants, que les marchands et les commerçants. “Dans le quartier, la circulation est compliquée en semaine, mais le week-end ça va”, tempère par ailleurs Serge Ejlenberg du magasin Chaussures Prado – qui prend sa retraite au terme de plusieurs décennies de présence dans le bout de la rue Haute (voir article page 20). “Et en réalité, on a tout à proximité dans le quartier” : en effet, entre le métro à la Porte de Hal, le train à la Gare du Midi, les trams et les bus à proximité, et deux parkings à Poelaert et Porte de Hal, il y a pire au niveau de la desserte et de l’accessibilité. “Mais encore faut-il entrer dans la ville en voiture et arriver jusqu’au parking. Certains clients ne veulent plus venir dans le centre à cause de la mobilité.”
“Il y a une époque où on favorisait la voiture et où les clients venaient parfois de loin”, continue le patron du Prado. “Aujourd’hui, on diminue la place de la voiture et c’est normal, mais la période de transition est dure”. Face à l’importance de l’enjeu, des alternatives probantes à la voiture et à la camionnette tardent à voir le jour. Ainsi, les autorités promeuvent actuellement le vélo-cargo comme “le véhicule de demain” car des études indiquent qu’il conviendrait pour 75% des trajets privés et pour 50% des livraisons interurbaines. Mais quid des 50% restants ? “J’ai assisté à une réunion où on nous a expliqué que le vélo-cargo peut transporter jusqu’à 500 kg de charge”, témoigne Tariq Janati. “On nous a dit qu’un jour, le quartier serait piétonnisé et qu’il faudrait amener les marchandises en vélo-cargo jusqu’à des points de chargement en dehors du quartier, comme la Porte de Hal. Mais comment transporter une grande commode en vélo-cargo ?”, s’exclame-t-il, dubitatif sur ce type de solution pour déplacer des objets lourds et volumineux. Selon lui, il conviendrait plutôt de fixer des créneaux horaires pour les livraisons en camionnettes : “Comme la rue des Renards, qui est accessible de 6 heures à 11 heures du matin.”
Un phénomène multifactoriel
“Ce qui a aussi changé”, reprend Serge Ejlenberg, “c’est qu’avant, il n’y avait pas beaucoup de magasins en dehors de Bruxelles. Maintenant, les gens trouvent tout ce qu’ils veulent près de chez eux ou par Internet.” Car les questions de mobilité n’expliquent pas tout, loin de là. “Good Move est parfois une excuse ou un déclencheur pour certains qui pensaient déjà franchir le cap de quitter Bruxelles”, nuance Benjamin Wayens. “C’est devenu une étiquette sous laquelle on justifie des tas de choses, un nom qui est mis sur des processus plus diffus.”
Parmi ces processus, il faut prendre en compte les dynamiques et concurrences urbaines à l’œuvre entre différentes parties de Bruxelles et de la Belgique… Par exemple, la commune d’Uccle a lancé en mai 2022 une campagne visant à “attirer le beau Bruxelles”, c’est-à-dire des boutiques de standing, dans ses noyaux commerçants. Elle ambitionne ainsi de devenir un nouveau pôle d’attraction pour l’ensemble des communes du sud de Bruxelles et du Brabant wallon. Pour y parvenir, outre la promesse d’offrir aux nouveaux venus des primes allant de 3.000 Є à 5.000 Є, la commune a placardé des affiches notamment dans le Pentagone. Sur l’une d’elles, qu’on a pu voir dans les abribus des Marolles, une femme souriante était accompagnée de ce slogan : “Comme elle, installez-vous à Uccle ! Car depuis qu’elle a quitté le centre-ville, son cœur a basculé.”
Et puis, comme le rappelle Benjamin Wayens : “Tout ne se passe pas à Bruxelles ! N’oublions pas, par exemple, que Saint-Trond est la deuxième ville des antiquaires en Belgique…” Quant au Brabant wallon, le géographe pense que cette région est en train de faire un “rattrapage d’équipement commercial” : “L’urbanisation dans les années 1960 s’y est d’abord basée sur le résidentiel. Puis l’équipement commercial a commencé par le commerce de proximité, et on remonte ensuite dans la hiérarchie. Regardez l’Esplanade de Louvain-la-Neuve, construite au début des années 2000 : c’est un peu le Woluwe Shopping Center du Brabant wallon. C’est assez logique que le marché de la déco suive le mouvement.”
Autre élément qui entre en ligne de compte : les valeurs immobilières. Certes, le taux de cellules commerciales inoccupées dans les Marolles est nettement supérieur à la moyenne régionale (20% contre 13,5%, selon les chiffres de 2019), ce qui explique pourquoi les loyers commerciaux y sont plus accessibles que dans l’hyper-centre ou au Sablon. Mais les prix de l’immobilier se sont envolés dans tout Bruxelles, et les fonds de commerce sont parfois très chers dans le quartier. « On est dans une période où il faut économiser sur les frais”, précise Alexandre Lechat, qui était locataire de son rez-de-chaussée à la rue Blaes. ”Pour notre part, on a préféré faire le pari de s’installer hors de Bruxelles, plus près d’où on habite, avec un loyer moindre, et de mettre plus de budget dans la vente par Internet”. Quant aux commerçants qui sont propriétaires de leur bien, “il ne faut pas négliger la possibilité qu’en déménageant ils sont peut-être en train de faire une plus-value importante”, complète Benjamin Wayens.
Au registre des difficultés de survie, Serge Ejlenberg pointe enfin la récurrence des chantiers. “Il y a eu beaucoup de travaux, en ordre dispersé et trop longs”, et plus particulièrement dans certaines parties du quartier où ils se sont accumulés, ce qui a créé “des générations sacrifiées de commerçants”. On pense par exemple à l’étroite rue des Renards, affectée pendant la décennie écoulée par la rénovation de la Bibliothèque et du Centre culturel Bruegel, par plusieurs chantiers limitrophes sur la rue Haute et la rue des Capucins, et qui est à nouveau confrontée à une succession de travaux parmi lesquels la démolition-reconstruction d’une maison appartenant à la Ville de Bruxelles.
Plus globalement, 2022 a été une mauvaise année qui a succédé à plusieurs années difficiles. Il est devenu compliqué de tenir commerce à Bruxelles, résument nos interlocuteurs en énumérant une série d’événements qui ont impacté les commerçants, et sensiblement ceux qui dépendent d’une clientèle internationale. Il y a eu les attentats de Paris et de Bruxelles en 2015-2016, le Covid en 2020-2021, et à présent la guerre en Ukraine, la crise énergétique et la baisse du pouvoir d’achat… “Les galeries qui vendent des œuvres d’art à plus de 100.000 € ne sont pas autant impactées. Mais pour la clientèle des galeries comme la nôtre, qui vendent des œuvres entre 1000 € et 10.000 €, l’art arrive désormais en dernière position dans les dépenses”, atteste Eric de Ville.
“La situation de la Belgique, plus particulièrement Bruxelles et sa situation financière ne nous permet plus de vivre, même de survivre malheureusement”, écrit Jean-Charles Zaquine sur sa page Facebook. Cet ancien trader parisien, devenu artisan pâtissier au retour d’un voyage au Japon, proposait depuis quatre ans et demi des produits haut de gamme à la Maison Zack, rue Haute, qu’il tenait avec l’aide de sa maman et de son épouse. Des produits sans doute davantage adaptés au public du Sablon qu’à celui des Marolles. Le coup de grâce fut donné par la hausse des factures de gaz et d’électricité : fin octobre, la pâtisserie a cessé son activité. “Du moins en Belgique”, conclut le pâtissier en songeant au futur projet qu’il compte lancer… au Japon.
“La clientèle a changé”
Pour mettre en perspective les mutations actuelles, le patron du Prado remonte à l’après-guerre, à une époque où la rue Haute et ses parallèles étaient remplies de cafés et de magasins de vêtements, de chaussures et de tissus. “Il y avait des ‘accrocheurs’ qui faisaient la retape du client, c’était typique de la rue Haute du temps ‘de Bossemans et Coppenolle’. Puis les gens ont eu de moins en moins besoin de venir à Bruxelles, le commerce a changé, et les commerçants ne se sont pas remis en question. Beaucoup de magasins ont fermé et les chancres ont fleuri. Il y a eu un trou qui a coupé la rue Haute en deux, ce qui a défavorisé le dernier tronçon de la rue”.
Depuis les années 1960, dans la double dynamique de l’embourgeoisement du Sablon et des arrivages de marchandises sur le Vieux Marché, les antiquaires, marchands de meubles, de déco et design, puis les galeries d’art, ont fleuri entre la place de la Chapelle et la place du Jeu de Balle. Leur offre a ciblé une clientèle davantage nantie, venant de quartiers périphériques, d’autres régions voire d’autres pays – car “à Bruxelles, l’argent est en banlieue, pas dans les communes centrales”, dit Eric de Ville.
Spatialement, la déambulation des chalands est également influencée par l’attraction de pôles comme le Sablon, la place Louise ou celle du Jeu de Balle. Depuis l’inauguration de l’ascenseur de la rue de l’Epée, en 2022, c’est de ce point que démarre le principal circuit touristique qui chemine vers la place du Jeu de Balle… Tout cela a contribué à développer des réalités bien distinctes selon que l’on se situe à l’Est ou à l’Ouest du Vieux Marché. Du côté de la Porte de Hal, dans cette portion du quartier où se trouvent plusieurs cités de logements sociaux, on trouve toujours davantage de commerces de proximité destinés aux habitants du quartier. Du côté de la place de la Chapelle, dans cette partie du quartier que certains commerçants appellent le “quartier Bruegel”, s’est développée une économie plutôt exogène et internationale.
Mais le Covid est passé par-là… “Il y a moins de touristes dans le quartier”, estime Alexandre Lechat. “C’est même pire aujourd’hui que pendant le Covid. Rue Blaes, la fréquentation a baissé de moitié ! Je pense que rue Haute la situation est un peu meilleure, mais globalement la clientèle qui a remplacé les touristes vient davantage des alentours de Bruxelles”. Juliette Samzun, marchande de meubles de seconde main, ressent au contraire que le quartier est actuellement fréquenté par davantage de touristes, venant d’un peu partout. “Mais c’est surtout un tourisme d’expérience : aller boire une bière au Jeu de Balle et flâner dans le quartier… sans acheter de grands objets”, décrit-elle. “La clientèle a changé. Il y a ceux qu’on ne voit plus depuis le Covid : marchands professionnels, décorateurs ou promoteurs immobiliers, qui venaient notamment de France, des Pays-Bas ou d’Angleterre pour acheter de grosses pièces.” Or, si les Hollandais n’ont semble-t-il jamais déserté le quartier, ils font figure d’exception. Les Anglais ne viennent plus depuis le Brexit. “On commence à peine à revoir des Italiens et des Allemands, mais on a perdu les Chinois”, dit Tariq Janati, qui voit un lien entre le retour ou non de certaines populations touristiques et les règles appliquées dans leurs pays en temps de Covid. Mais ce n’est pas la seule cause. “Les Américains reviennent parce que le dollar se porte bien”, suppose l’antiquaire. Quant aux clients de Lille ou de Paris qui passaient régulièrement un week-end dans la capitale, “ils ne reconnaissent plus Bruxelles et son ambiance”, évoque pour sa part Eric de Ville. Si une partie d’entre eux visite encore les Marolles, les autres ont pris l’habitude d’acheter en ligne.
“Le Covid a accéléré l’avènement de nouvelles pratiques”
“Aujourd’hui, la numérisation a changé la donne”, énonce Benjamin Wayens. “En termes de promotion et de visibilité, les commerces spécialisés avaient jusqu’à présent intérêt à être regroupés dans un même quartier. À l’heure actuelle, ils disposent d’autres canaux pour faire valoir leurs spécificités”. Dans le monde de l’art, la situation est plus nuancée, observe Eric de Ville : “Si l’on vend des œuvres d’artistes connus, cela peut fonctionner par Internet. Mais lorsqu’on essaye de faire découvrir de nouveaux artistes, c’est difficile. Surtout pour une peinture ou une sculpture, où les détails sont importants.” Dans les salles de vente, “le présentiel n’est plus impératif”, poursuit le galeriste, car “désormais les enchères se déroulent aussi en ligne, et il peut y avoir des acquéreurs potentiels présents virtuellement depuis l’autre bout du monde”.
Rue Blaes, deux magasins de déco ont récemment fermé, “pour se reconvertir dans la vente en ligne”, dit l’un de leurs voisins. Du côté des marchands de meubles et d’antiquités, même son de cloche : le contexte de la vente “en présentiel” est plutôt morose. “Aujourd’hui, on vend beaucoup plus en faisant circuler des photos par WhattsApp ou Instagram”, confirme Juliette Samzun, en précisant que cette tendance a pour effet de mettre fin aux achats liés au hasard d’une découverte ou d’une impulsion. Par ailleurs, la combinaison entre la hausse générale des coûts (particulièrement ceux du transport) et la nouvelle habitude d’établir les prix en regard de ceux pratiqués sur Internet, rendent les prix bruxellois moins intéressants aux yeux d’acquéreurs étrangers…
Et tout cela, sur un marché qui n’est pas extensible et qui est tenu par une population vieillissante. “D’ailleurs, ça fait longtemps qu’il n’y a pas eu de nouvel antiquaire arrivé dans le quartier”, analyse la marchande de meubles… À l’exception de Julien Cohen (Mes Découvertes) et d’Alexandra Morel, deux entrepreneurs français spécialisés dans le vintage et bénéficiant des retombées de leur participation à l’émission télé “Affaire conclue”, mais qui ont toutefois repris des boutiques déjà existantes sur la rue Blaes. Le premier s’est installé en 2019 dans une des deux enseignes de Stef Antiek, tandis que la seconde a repris l’ancien Apostrophe & Co de Stéphane Vanhandenhove – lequel continue à se consacrer à Haute Antiques, une des locomotives du quartier.
“Les gens viennent en train jusqu’ici, ils ont envie de voir des choses”, considère Tariq Janati, spécialisé depuis 15 ans dans les meubles des années 1950 à 1967. “Entrée libre”, indique un panneau apposé sur la porte de ses deux magasins. “Beaucoup de personnes entrent juste pour regarder. Je vois ça un peu comme un musée, ça amène du passage et de la vie. Je fais ça pour voir des gens. Mais souvent, un magasin n’est qu’une vitrine et si tu veux avant tout réduire les frais, tu peux te contenter de fonctionner avec ton carnet d’adresses et de vendre sur Internet.” En effet, aujourd’hui, le besoin d’espaces de vente en centre-ville se fait déjà moins pressant pour les marchands de grands objets, pour peu qu’ils disposent d’un dépôt… “Le Covid a accéléré l’avènement de nouvelles pratiques”, explique Juliette Samzun. “Les nouveaux antiquaires, plus jeunes, travaillent autrement. Ils font rénover les meubles dans des pays où la main-d’œuvre est moins chère, puis ils vendent essentiellement en ligne. Ils n’auront jamais de boutique.”
“Le monde a changé. Une machine s’est grippée, et certains n’ont pas pris le tournant à temps”, conclut celle qui ne se dit guère étonnée par les mutations qui s’amorcent en ce moment. S’il reste intéressant pour un marchand d’art d’être positionné dans les Marolles, afin de toucher une clientèle flamande et wallonne qui malgré tout se rend encore dans le centre de Bruxelles plutôt qu’à Uccle, la situation semble différente pour les marchands d’antiquités et de meubles. Stef Van Autenboer et Alexandre Lechat en sont convaincus : “Ils vont disparaître”. Quant à Tariq Janati, il imagine qu’ils vont maintenir une forme différente de présence dans le quartier, “en occupant des petites vitrines d’exposition qui renvoient le client vers Internet”.
Vers un grand turn-over ?
“Mais le quartier ne va pas mourir pour autant”, soutient Alexandre Lechat. “Il y a plein de candidats pour s’installer. Ce seront plutôt des commerces qui vendent de plus petits objets”. Quels seront ces commerces ? Autour des deux principales artères des Marolles, on dénombre déjà beaucoup de concept stores, tatoueurs, boutiques de vêtements de seconde main, de tissus, de tapis, de livres, d’articles de décoration… Et un type de commerce semble avoir le vent en poupe en ce moment : celui du disque de première et seconde main. Pas moins de sept magasins spécialisés ont ouvert assez récemment dans le quartier : Tropicall Records (rue Haute), Sono Ventura (rue Haute), les tout nouveaux Circle Story (rue des Renards) et We Insist! (rue Haute)… Sans oublier Crevette Records (rue Blaes), les premiers à avoir choisi le quartier dès 2016 ; Chez Alex (rue Haute), brocanteur qui donne la part belle aux vinyles ; et Balades Sonores, boutique installée en 2020 dans la rue Saint-Ghislain. Cette dernière vient néanmoins de mettre la clef sous le paillasson : elle était la succursale d’un disquaire parisien qui a estimé que les marges financières étaient insuffisantes pour poursuivre l’aventure bruxelloise. Pourtant, sa réputation était excellente et sa clientèle assidue, ce qui pose la question de la capacité de survie d’une telle quantité de disquaires dans un même périmètre. Quentin de Tropicall Records voit ce regroupement comme un atout : “Chacun a ses spécificités. C’est une concurrence positive, on se complète et on se renvoie les gens”.
Dans “Bruzz”, Stef Van Autenboer prédit que les antiquaires “laisseront la place à des établissements horeca”. Il est vrai que la bérézina redoutée à l’époque des confinements ne s’est pas produite. Ni sur la rue Haute, où les enseignes horeca sont toujours aussi nombreuses. Ni dans la rue des Renards où Alain Fayt, tenancier de l’historique Restobières, a revendu celui-ci au patron de la Brasserie Verschueren, qui va le transformer en bar. Ni au Jeu de Balle, où le mythique Chez Marcel a été remplacé par le snack et salon de thé Les Artistes, où une succursale de la chaîne de friterie Broebeleir s’est installée là où le Pin Pon a fait faillite, et où on a même vu ressusciter deux établissements dans cette période pas forcément propice : le Chaff, de retour dans sa version bar-resto-concert après une faillite et de longs mois d’absence, et l’ancien Skieven Architek qui après dix ans de fermeture a pris les traits de Mazette, une brasserie dans l’air (un peu chic) du temps. Pourtant, cafetiers et restaurateurs répètent que survivre dans l’horeca n’est toujours pas une sinécure, que les affaires ne tournent pas encore aussi bien qu’avant le Covid, et certains disent penser à jeter l’éponge.
Quoiqu’il en soit, “ce n’est pas un quartier où vont s’implanter des grandes enseignes de vêtements, ça reste un quartier de commerces spécialisés”, estime Benjamin Wayens. “Je ne pense pas que des chaînes soient intéressées de venir ici, il n’y a que deux jours qui fonctionnent par semaine : il faut vendre beaucoup le samedi et le dimanche pour tenir le coup”, complète Juliette Samzun. “Ce sont des commerces “alternatifs” qui vont s’installer”, assure Serge Ejlenberg tout en se disant optimiste : “On est dans une période d’entre-deux depuis une quinzaine d’années, mais ça remonte doucement. Si je ne prenais pas ma pension, je continuerais ici. La rue Haute a beaucoup d’avenir.”
Mais un avenir pour qui ? Plusieurs de nos interlocuteurs pensent que, dans un quartier où le taux de rotation est déjà élevé, le contexte actuel est propice à la prolifération de pop ups et autres initiatives d’auto-entrepreneurs… dont l’ouverture n’est parfois possible que grâce à l’octroi de primes publiques et qui ne sont pas toujours tenables sur le long terme, quand ils ne sont pas d’office conçus pour être éphémères. Une première indication sera de voir qui va emménager dans les espaces commerciaux fraîchement libérés. À l’heure d’écrire ces lignes, il n’y a pas encore de repreneur pour l’ancienne Salle de vente du Béguinage, qui mesure 1800 m2. Olivier Bolens pense qu’en cette période de crise, seules de grandes enseignes alimentaires sont en capacité de louer de si grandes surfaces. Mais ce marché-là aussi est limité. D’autant qu’il existe déjà un Proxy Delhaize à 150 mètres de là, et un Lidl à 300 mètres de l’autre côté de la rue Haute…
Gwenaël Breës
Photos : Gwenaël Breës, sauf Salle de vente du Béguinage. Dessin : Denis Glauden.