Articlesn°13

Refugees Welcome ?

En janvier 2022, Fedasil ouvrait aux réfugiés venus demander l’asile en Belgique les portes de l’ancien Institut Jules Bordet, situé juste en face de l’hôpital St-Pierre. Dans un contexte de nouvelle « crise de l’accueil » provoquée par une incapacité d’adaptation face à l’augmentation des demandes à partir de 2021-2022, cet ancien lieu de soin pour les personnes atteintes du cancer s’est donc précipitamment transformé en centre d’accueil d’urgence. 

L’ancien hôpital est d’abord ouvert comme centre de nuit en janvier 2022, et se transforme rapidement en centre d’accueil de 1ère phase, avec une capacité d’accueil de 140 personnes. Dans un premier temps, seuls les hommes isolés y résident, en particulier ceux atteints de problèmes de santé, ainsi que les mineurs étrangers non accompagnés (MENA). A partir de septembre 2023, les familles y sont également accueillies. Le centre compte aujourd’hui 220 places disponibles, occupées en majorité par des familles et des MENA, les hommes seuls n’étant plus systématiquement accueillis depuis 2021.

En résumé, la première phase est censée être temporaire, entre 4 à 6 semaines. Elle fait immédiatement suite à l’introduction auprès de l’Office des Etrangers (OE) d’une demande d’asile jugée recevable. Trois centres remplissent ce rôle, dont deux à Bruxelles : Le Petit Château, qui est aussi le lieu d’enregistrement de toutes les demandes faites en Belgique et Bordet. Le troisième, Jabbeke, se situe en Flandre. Les demandeurs d’asile sont ensuite censés être « dispatchés » vers des centres de deuxième phase, répartis sur l’ensemble du territoire, qui doivent les accueillir pour des périodes plus longues et dans des conditions plus confortables, en attente d’une décision de fond du CGRA1.

La vie au centre Fedasil Bordet

La convention de Genève de 1951 ainsi que diverses lois européennes et nationales obligent l’état belge à accueillir les personnes persécutées ou victimes de violences dans leur pays d’origine. Cette obligation est traduite dans les missions de Fedasil, l’agence fédérale chargée de fournir une aide matérielle, administrative et médicale aux réfugié.e.s.

C’est donc sur cette base que les réfugié.e.s sont accueilli.e.s à Bordet. Lors de ma visite, j’ai pu constater que l’hôpital avait été à peine réaménagé en vue de l’accueil des résidents : plusieurs salles sont encore occupées par du matériel médical et l’ensemble du site ne semble pas avoir fait l’objet de modifications structurelles importantes.

Les résidents y reçoivent trois repas par jour, et diverses activités y sont organisées quotidiennement par une partie des 65 personnes qui y travaillent, soutenus par une dizaine de bénévoles. Une équipe médicale est également sur place en vue de parer au plus urgent. Un cours de français obligatoire est tenu en matinée, et les résidents sont libres de participer aux autres activités, le football ayant une place de choix parmi les autres moments culturels ou artistiques proposés. L’aide apportée est donc bien matérielle, et non financière, même si les réfugié.es ont droit à la maigre somme de 9,70€ par semaine. Ils peuvent y ajouter une prime de 2€/heure en échange de « services communautaires », comme le nettoyage des communs ou autre. En tant que centre de première phase, les enfants ne sont pas scolarisés lors de leur séjour à Bordet. Dans ce contexte, les résidents passent une bonne partie de leur temps au centre, dans l’attente interminable du traitement de leur dossier.

La crise de l’accueil

La crise de l’accueil débutée en 2021 se manifeste concrètement par une saturation du réseau d’accueil. Selon les chiffres de Fedasil, le réseau compte aujourd’hui 35.385 places et il est occupé à 94%. Pourtant, toutes les personnes qui introduisent une demande d’asile ne sont plus accueillies, en particulier les hommes seuls, et ce depuis le début de la crise en 2021. Nicole De Moor, la secrétaire d’Etat à l’Asile et à la Migration, a acté cet état de fait en août 2023 en prévoyant de réserver toutes les places pour les MENA et les familles. Selon Théo2, qui travaille au siège de Fedasil, 4000 hommes seuls ne seraient ainsi pas pris en charge par le réseau d’accueil et se retrouvent soit en rue, soit partiellement hébergés par des structures d’urgence, comme le Samu Social par exemple.

Face à ces manquements, l’Etat Belge a été condamné plus de 1000 fois par différents tribunaux, l’obligeant à accueillir les réfugiés qui ne l’étaient pas. Pourtant, ces personnes sont restées dans la rue. La Cour européenne des droits de l’homme a également condamné la Belgique pour la non-application des jugements rendus, en pointant une « carence systémique des autorités belges d’exécuter les décisions de justice définitives ». Diverses associations, comme le CIRé3 et la Ligue des droits humains, ainsi que les tribunaux s’inquiètent de cette non-application systématique des décisions de justice, qui compromet de façon évidente les principes de l’État de droit.

Ses causes…

Pourtant, ce n’est pas la première fois que le réseau d’accueil est confronté à un manque structurel de places : c’était déjà le cas par exemple en 2009-2011, où Fedasil s’était également vu dans l’incapacité d’accueillir tous les demandeurs, laissant jusqu’à 7700 personnes en rue. Le modèle d’accueil mis en place par Fedasil, qui n’a pas tiré les leçons des crises précédentes, est une des causes pointées par Sotieta Ngo, directrice du CIRé, pour expliquer la crise actuelle : en misant sur une vision centralisée de l’accueil dans de grands centres difficiles à ouvrir, le réseau d’accueil est peu flexible alors qu’il fait constamment face à la nécessité de s’adapter aux flux migratoires qui dépendent de mécaniques géopolitiques complexes, mais pas imprévisibles. En effet, quand les flux diminuent, Fedasil ferme rapidement les places jugées « superflues », alors qu’ouvrir de nouveaux centres demande des efforts humains et administratifs considérables.

Le manque de places étant structurel, le transfert prévu initialement des centres de première phase vers ceux de deuxième phase, puis vers les CPAS pour les réfugiés reconnus est rendu impossible. Ce qui devait être temporaire devient structurel, et il n’est pas rare que les réfugiés restent plusieurs mois voire plusieurs années dans le réseau d’accueil. En cause : le temps de traitement rallongé du CGRA, apparemment débordé depuis le Covid, mais aussi en raison des multiples procédures et interrogatoires auxquels sont soumis les demandeurs d’asile, une demande pouvant parfois prendre plusieurs années avant d’être traitée. Le règlement de Dublin rallonge encore ces procédures de plusieurs mois. En fin de parcours, les réfugiés reconnus qui doivent quitter les centres pour trouver un logement privé et entamer leur « parcours d’intégration » se retrouvent confrontés aux mêmes réalités que les milliers d’autres ménages précaires en recherche d’un toit : l’explosion du prix des loyers et la pénurie de logements abordables, ainsi que le manque structurel de logements sociaux les privent de toute perspective, ce qui engorge encore plus le réseau.

A cela s’ajoute le désinvestissement progressif des communes qui ferment de plus en plus de places destinées à l’accueil individuel, ainsi que les difficultés que rencontre Fedasil pour ouvrir de nouveaux centres. Théo m’explique que l’agence est confrontée à de plus grandes difficultés pour trouver des bâtiments publics (dont les ventes vers le privé se multiplient) pouvant accueillir des nouveaux centres, mais aussi au refus des communes d’accueillir les réfugiés sur leur territoire, dans un contexte de montée des idées de l’extrême droite. Pourtant, Fedasil n’a jamais eu autant de moyens qu’aujourd’hui et l’ouverture de nouveaux centres est sa priorité. Ils sont donc obligés de se tourner vers le privé qui n’accepte les partenariats que pour autant que le projet leur soit profitable…

Fedasil est également confronté depuis de nombreuses années à des problèmes structurels de personnel, faisant face à une rotation importante dans les équipes et à un essoufflement généralisé des forces. Un article daté de mars 2024 paru dans le Soir fait état des mauvaises conditions de travail du personnel, ayant un impact direct sur les conditions de vie des résidents. Théo m’explique : « On a poussé les murs pour accueillir des nouveaux résidents, parfois en revoyant à la baisse les normes en matière d’accueil. Face aux lourdeurs administratives inhérentes à notre structure et au problème de personnel, et la priorité accordée à l’ouverture de nouveaux centres, toute notre chaîne logistique et opérationnelle est impactée et les délais s’allongent. Cela provoque des problèmes d’approvisionnement vers les centres et fragilise le travail déjà difficile du personnel de première ligne. En fait, nous ne faisons que parer au plus urgent, en permanence ». Au détour d’un couloir lors de ma visite à Bordet, un travailleur m’a confirmé cet état de fait : « Les délais pour être réapprovisionnés sont énormes, et parfois, nous ne recevons même pas ce que nous demandons. A un moment, nous n’avions même plus de savons à offrir aux résidents ! »

… et ses conséquences.

Les conséquences de la crise sont nombreuses : d’abord, la véritable catastrophe sociale et humanitaire qui consiste à laisser à la rue les hommes seuls, déboutés du réseau d’accueil. Privés de toute ressource financière, ils désespèrent de recevoir enfin une place en centre, qui ne leur est octroyée qu’en cas d’extrême urgence, médicale par exemple. C’est le cas pour Valentin, hébergé actuellement à Bordet, qui a fui le Bénin en raison de persécutions religieuses, et qui a passé un an dans la rue avant de recevoir une place suite au recours introduit par son avocat. Jean-Honoré, lui, a fui le Cameroun, pourchassé pour son opposition au gouvernement. Il a aussi passé de longs mois en rue, où il a contracté la tuberculose. Sauvé de justesse à l’hôpital, il a pu finalement avoir une place à Bordet où il attend une réponse du CGRA.

Pour les milliers d’autres réfugiés sans-abris, déjà fortement abîmés par un parcours de migration souvent violent, la privation de ressources financières les pousse à la débrouille et les marquent irrémédiablement, tant au niveau de leur santé mentale que physique. Ils sont exposés à tous les risques connus en rue : drogue, violence, maladies, troubles psychiques. Les travailleurs de première ligne s’alarment des conséquences à court et à long terme de cette situation, qui agit comme une véritable bombe à retardement sociale, avec un coût probablement bien plus élevé sur le long terme que s’ils avaient été accueillis comme il se doit. De plus, avec la centralisation de toutes les demandes nationales au Petit Château, la pression est concentrée sur les communes de Bruxelles, en particulier celles de première couronne.

Contraints de vivre en rue, les réfugiés sans-abris se tournent vers des solutions alternatives comme l’ouverture d’occupations et de squat. Pourtant, là-aussi le politique et la justice préfèrent décider de leur expulsion, comme cela a récemment été le cas pour le collectif des femmes sans papiers à l’hôtel Monty, sur la commune de Woluwé-St-Lambert, ou pour les habitants de l’occupation « Toc Toc Nicole », expulsés de leur bâtiment Rue de la Loi en octobre 2023. Dans le quartier, on ne peut pas non plus oublier l’incendie de l’hôtel Galia sur la Place du Jeu de balle, dans lequel la mauvaise gestion des services publics est également à pointer du doigt, occupé en bonne partie par des personnes sans papiers ou réfugiées.

Pour les autres résidents accueillis, le traitement interminable de leur demande par le CGRA les paralysent dans une attente végétative et psychiquement intenable : c’est tout un parcours de vie qui est mis à l’arrêt. Sans ressources financières, parfois sans scolarisation pendant de longs mois et souvent privés de la possibilité de travailler, les réfugiés sont maintenus dans une situation qui les privent de toute possibilité d’émancipation. Une fois régularisés, ils rejoindront ensuite la cohorte des précaires qui ne fait que grandir.

Pourtant des alternatives existent !

Selon Sotieta Ngo, il faut avant tout repenser le modèle d’accueil, ce qui est possible. Pour preuve, l’accueil en moins d’un an de plus de 65.000 réfugiés ukrainiens pour qui la Belgique a accordé la protection temporaire4, et ouvert de nombreuses places d’accueil. Plutôt que de concentrer les efforts sur le reflux migratoire, la protection des frontières nationales et de l’Europe, l’Etat Belge pourrait mener une véritable politique de l’accueil, plutôt décentralisée. Malheureusement, ce n’est de loin pas la priorité de l’agenda politique.

Une autre solution est l’activation par le fédéral d’un plan de répartition des réfugiés sur l’ensemble des communes belges, par le biais des CPAS. Le système avait déjà fait ses preuves en 2009, mais le gouvernement actuel ainsi que son prédécesseur se refusent à le réactiver, notamment pour des raisons électorales. Il préfère recevoir les condamnations successives plutôt que de mener une politique migratoire qui respecte la dignité fondamentale des demandeurs d’asile, en visant leur autonomie plutôt que leur parcage dans des centres déshumanisants, voire en les laissant à la rue.

En attendant, les résidents de Bordet espèrent une réponse du CGRA en jouant au football, la balle au pied et la boule au ventre.

Nathan

[Photo : Nathan Rener]
  1. Commissariat général aux réfugiés et apatrides ↩︎
  2. Le nom de cette personne a été modifié ↩︎
  3. Le CIRé (Coordination et initiative pour réfugiés et étrangers) est une association de coordination d’une trentaine d’institutions aux missions diverses en lien avec la migration. Son rôle est de permettre une réflexion commune autour de ces questions et de porter la voix et les revendications du réseau. Le CIRé mène également des missions de première ligne pour soutenir les réfugiés et sans-papiers. ↩︎
  4. Ce qui implique qu’ils ne doivent pas démontrer qu’ils sont victimes de violences dans leur pays d’origine et qui raccourcit drastiquement le temps de procédure. Ce statut n’est pas accordé par exemple aux Palestiniens ou à d’autres ressortissants de pays en guerre. ↩︎