Réformer ou déformer le soin
Fermeture du service d’hospitalisation volontaire psychiatrique de Saint-Pierre
Depuis presque un an, le service de psychiatrie du CHU Saint-Pierre (centre hospitalier universitaire, près de la Porte de Hal) a fermé ses portes. Cette unité travaillait depuis plus de trois décennies avec les urgences de l’hôpital en proposant une hospitalisation immédiate en cas de nécessité à une population essentiellement précarisée, racisée, et/ou marginalisée mais également toute personne souhaitant une hospitalisation d’urgence dans des délais raisonnables.
Les infrastructures psychiatriques en Belgique connaissent depuis 2010 une importante réforme consistant en la fermeture des lits disponibles et la limitation progressive de l’accès aux hospitalisations en psychiatrie volontaire. L’ambition est double : d’une part, privilégier une offre de soin au plus proche des personnes en désinstitutionnalisant la psychiatrie et d’autre part économiser de l’argent public. « L’argent investi dans les hospitalisations volontaires est converti en salaires alloués à des ‘’travailleureuses sociaux·ales’’ qui interviendraient au plus proche des personnes à leur domicile. Cette réforme viserait à prévenir les hospitalisations sous contrainte par la fermeture des services de psychiatrie volontaire. »1 La question se pose néanmoins pour les personnes sans chez elles pour qui cette offre de soin ne s’adresse pas directement : certain·es « se cacheraient lorsqu’une équipe mobile de rue approche » nous rapporte un assistant social travaillant dans un centre de psychiatrie ambulatoire. En effet, les besoins, les attentes et les demandes d’hospitalisation interviennent souvent dans des moments où une mise à l’abri est nécessaire pour différentes raisons. « Je ne pouvais plus rester chez moi car je n’arrivais plus à nettoyer mon appartement, que je travaillais trop et j’ai commencé à avoir des idées de mort très envahissantes. J’étais d’abord réticente à une hospitalisation, mais cela m’a permis de prendre de la distance avec mon quotidien », nous rapporte une ancienne patiente du service.
Les équipes mobiles et les lits de crise de 48h
La création, suite à la fermeture du service de psychiatrie, de l’équipe mobile de Saint Pierre s’ajoute aux 11 équipes mobiles déjà présentes dans le réseau bruxellois.
À l’entrée historique de l’hôpital par la rue Haute, on peut lire Sint Pieter Gasthuis, témoignant de la valeur d’hospitalité de l’hôpital en plein cœur des Marolles. Pourtant à la place des 30 lits d’hospitalisation, une nouvelle équipe est créée, disponible a priori 24h/24h avec une permanence téléphonique. Elle interviendrait au domicile des personnes, ou bien en rue, parfois même avec la Police afin de proposer une aide à un public précaire en mettant les personnes en contact avec des services de soins non hospitaliers. Cette équipe collaborerait alors avec les forces de l’ordre afin d’amener des usager·ères à intégrer un réseau de soin2. Par ailleurs, le service des urgences psychiatriques est renforcé d’une garde psychiatrique plus longue disposant de lits de crise de 48h. « Depuis cet aménagement, les urgences psychiatriques sont plus fluides et la présence de l’équipe infirmière psychiatrique permet d’augmenter l’efficacité de la prise en charge », nous dit un·e travailleureuse des urgences générales. Le pôle des urgences a bénéficié du renfort de personnel paramédical spécialisé en psychiatrie soutenant la prise en charge des patient·es se présentant à la garde. Les 4 lits de crise de 48h permettent de proposer une solution d’urgence à des situations très aiguës. Pour ce qui est du fonctionnement de l’équipe mobile, aucune information n’est disponible et aucun·e des intervenant·es interrogé·es dans le milieu de la santé mentale ne connaît son mandat (la plupart en ignoraient son existence). Nous avons contacté le psychiatre en chef de ladite équipe qui a décliné notre invitation à un entretien pour l’écriture de cet article…
Un asile dans le centre-ville proche des ASBL
Le CHU Saint-Pierre se trouve entre la rue aux Laines et la rue Haute, à proximité du CPAS de Bruxelles. Cette localisation permettait d’élargir l’offre de soin à des personnes en situation de précarité arrivées par la Gare du Midi, venant du centre d’accueil Fedasil qui occupe l’ancien Institut Bordet adjacent à l’hôpital ou bien simplement sans chez elles. La situation géographique du service de psychiatrie était essentielle à la coopération avec d’autres structures de soin et d’accueil et notamment les ASBL saint-gilloises situées à quelques rues de là (La Pièce, Babel, Enaden, Modus Vivendi, Dune, l’Îlot, Circé), la Maison d’accueil socio-sanitaire (MASS) et la salle de consommation à moindre risque (Gate) situées rue de Woeringen, l’Entraide des Marolles qui se trouve à quelques mètres, le SAMU social près de la Gare du Midi ainsi que le projet LAMA situé rue Gheude à Anderlecht.
L’ancien service de psychiatrie de Saint Pierre se trouvait au dernier étage de l’hôpital, réparti sur deux niveaux avec un poste infirmier, 4 bureaux médicaux et psychologiques, 30 lits répartis en chambres seules et doubles, un grand salon communautaire, un fumoir, une salle de conférence et un atelier d’ergothérapie comprenant du matériel d’art et une cuisine.
Avec celui de la clinique Sanatia à Saint-Josse, il était le seul à proximité du centre et le plus ouvert à accueillir un public de tout horizon socio-économique dans des délais raisonnables (de quelques jours à un mois contre trois mois habituellement). En avril 2024, l’ensemble du service de psychiatrie de la clinique Sanatia a déménagé sur le campus Saint-Luc de l’UCL à Woluwe-Saint-Pierre, sous-dotant ainsi le centre de la capitale de son dernier service d’accueil en psychiatrie. La réalité aujourd’hui des personnes en demande d’hospitalisation psychiatrique (dans des hôpitaux universitaires de périphérie) pour la prise en charge d’une addiction ou un mal-être psychique est soit d’attendre sur une liste pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant d’espérer trouver une place, soit payer un séjour plus onéreux en clinique privée ou, au pire, se trouver dans un état psychique suffisamment grave pour tomber sous mesure d’injonction de soin par le Parquet (loi du 26 juin 1990 de Mise en observation – anciennement mesure de colocation). Déjà en 2018, dans un entretien publié dans Le Soir, le Pr Charles Kornreich (chef de service de psychiatrie du CHU Brugmann), alertait sur la saturation du réseau à Bruxelles3.
Conséquences sur les personnes
Au moment de rédiger cet article, je rencontre près de la Porte de Hal une dame mendiant au début de la rue Haute. En discutant avec elle, je me rends compte qu’elle est atteinte d’un trouble psychiatrique non traité et qu’elle consomme de la cocaïne fumée pour apaiser des voix qui lui disent « de méchantes choses ».
« Je n’ai pas d’endroit où dormir, la rue parfois mais c’est dangereux, le SAMU aussi et il y a jamais de place. J’aimerais bien aller à l’hôpital mais ils m’ont dit qu’il n’y avait pas de place. » Elle me saluera d’un « bonne soirée ketje ».
Sa situation n’est malheureusement pas isolée. Plusieurs personnes se retrouvent dans des états de grande précarité et parmi elles, nombreuses sont celles qui présentent ou développent un trouble psychique qu’elles auto-traitent parfois par des drogues trouvées en rue. Plusieurs ASBL spécialisées en toxicomanie alertent depuis plusieurs années les pouvoirs publics sur l’urgence à investir financièrement dans des lieux permettant de recevoir et rencontrer cette population demandeuse de soin. « Depuis la fermeture de Saint Pierre, nous faisons face à de plus en plus de patient·es dans des états décompensés4 or nous ne sommes pas outillé·es pour ce genre de prise en charge. Il faudrait dans un premier temps une hospitalisation puis un trajet de soin vers des centres ambulatoires au long court » nous rapporte un·e travailleureuse d’une de ces ASBL.
Récemment, plusieurs incidents en lien avec le trafic de drogue à la Porte de Hal et ses alentours ont fait la une des médias. En période pré-électorale, ces événements préparaient, et constituent aujourd’hui, le lit de l’extrémisme politique : la montée de la droite réactionnaire portée par un discours sécuritaire et stigmatisant se fonde en grande partie sur une rhétorique visant à sanctionner les usager·ères, à les incarcérer quand ce n’est pas simplement à les expulser. Ce processus de déshumanisation amène à les considérer moins comme des personnes dans le besoin, que comme des « fléaux » à éradiquer. Les récentes percées historiques de ces partis aux élections communales de Saint-Gilles, Bruxelles, Forest, Schaerbeek et Anderlecht témoignent de l’adhésion partielle à ce type de discours.
Risque d’augmentation d’hospitalisation contrainte et d’incarcération : retour à l’asile pénitentiaire
« Fermer tous les services d’hospitalisation à Bruxelles a certainement contribué à renforcer la précarité sociale et creuser les inégalités d’accès aux soins » nous rapporte un·e psychiatre assistant·e ayant travaillé au CHU Saint Pierre. « Les patient·es se présentant aux urgences sont de plus en plus dans un état grave nécessitant des hospitalisations contraintes ». Ce régime d’hospitalisation est encadré par une loi de 1990 sous injonction du procureur du Roi (Mise en observation – MEO) et avec l’expertise psychiatrique dans un des hôpitaux agréés. Les institutions accueillant pour minimum 40 jours ces personnes sont l’hôpital Erasme (Anderlecht), Brugmann (Laeken), le centre hospitalier Jean Titeca (Schaerbeek) et la clinique Fond’roy (Uccle). L’ancien directeur médical du centre hospitalier Jean Titeca, le Pr Pierre Oswald, alerte sur l’hypersaturation des services d’accueil des MEO5 et de la nécessité d’ouvrir d’autres lits d’accueil. « Si il n’y a pas de solution d’hospitalisation volontaire, beaucoup de patient·es termineront en MEO ou pire en prison s’iels commettent des délits ».
Les prisons de Saint-Gilles, Forest et Berkendael ferment elles aussi progressivement pour être transférées au centre pénitentiaire de Haren en périphérie. Certain·es acteurices de soins voient dans cette logique une « gentrification du soin » et une instrumentalisation de la psychiatrie pour déplacer les personnes précaires de la rue au nom du soin.
Réforme du soin ou aspect de la gentrification ?
Les équipes mobiles créées par la fermeture des capacités d’accueil en milieu hospitalier permettent d’élargir l’offre de soin et de proposer une prise en charge préventive au plus proche des personnes. Elles interviennent au domicile ou dans le quartier dans le cadre d’un suivi personnalisé, sur mesure, à la demande. Toutefois, la prise en charge de certaines situations requiert une intégration de plusieurs acteurices et infrastructures. La volonté de fermer les lits d’accueil en psychiatrie rentre dans une logique inspirée de l’antipsychiatrie italienne (le Dr Franco Basaglia ferma dans les années 1970 tous les asiles psychiatriques) et transposée in extenso dans les années 2000 à une ville cosmopolite, d’accueil et très densément peuplée. Le passage par une hospitalisation est parfois un pivot, sinon une nécessité, dans un parcours de soins. Amputer au CHU Saint Pierre un service de psychiatrie volontaire revient à nier que la population du quartier n’est pas celle des équipes mobiles, mais celle de la précarité sociale, économique et sanitaire. Certain·es voient dans cette mutation une sorte d’uberisation de la santé mentale participant à un processus de gentrification du soin qui pousse de plus en plus vers la périphérie les populations marginalisées. Par ailleurs, cette année, plusieurs ASBL résidentielles sous l’autorité de l’INAMI seront contraintes d’accepter un quota limité de personnes sous régime d’AMU (Aide médicale urgente octroyée à des réfugié·es et personnes sans papiers), limitant encore plus l’accès aux lits d’hospitalisation. Cet énorme espace ne profite aujourd’hui plus aux personnes précarisées ni aux patient.es souhaitant une hospitalisation mais servirait de lieux de conférences, de bureaux et de lieu de consultations pour la nouvelle équipe mobile.
Frédéric Personat
[dessin : Anah Merlet]
- Personat, F. Présentation critique « Je ne serai plus psychiatre », La Revue Nouvelle, N° 3, pp. 80-85, 2024. ↩︎
- Communiqué de presse « Projet pilote : des équipes mobiles de crise en santé mentale vont aider la police bruxelloise avec les personnes ayant des problèmes psychologiques » 22 novembre 2023 accessible sur https://vandenbroucke.belgium.be/fr cité par Personat F., « Fragment d’un discours douloureux ». La Revue Nouvelle, n° 6, pp. 25-29, 2024. ↩︎
- Marie Thieffry, « Le secteur bruxellois saturé : des médecins lancent un cri d’alarme face au manque de places d’accueil pour malades mentaux à Bruxelles. », Le Soir, 16/03/2018. ↩︎
- État de crise ↩︎
- Laurent Zanella, « Hospitalisation sous contrainte : la situation intenable des institutions psychiatriques. », Journal du Médecin, 17/05/2024. ↩︎

