Promenade sous les arbres
Au mois de mai, ses fleurs odorantes en grappes blanches attirent des myriades d’insectes butineurs. Place du Jeu de Balle, il nous donne de l’ombre en été tandis que rue Haute, son tronc à l’écorce rugueuse rythme la courbe de la chaussée. Arrêtons-nous un instant pour lever le nez vers le robinier faux-acacia, un arbre aux multiples usages appréciés mais qui, en tant qu’espèce exotique envahissante, fait l’objet de controverses.
Au XVIIème siècle, le « simpliste » était la personne chargée de cultiver les plantes médicinales, « les simples », pour l’usage du Roi de France au jardin botanique royal à Paris. En 1601, Jean Robin, successivement simpliste attitré d’Henri III, d’Henri IV et enfin de Louis XIII, reçoit de son ami John Tradescant l’Ancien, un naturaliste britannique, des graines d’un arbre provenant de la chaîne de montagnes des Appalaches, en Amérique du Nord. Il les sème et voilà qu’elles germent. Le nom latin Robinia – robinier en français – rend hommage à l’auteur de ce semis de quelques graines, dont seraient issus tous les robiniers d’Europe.
Dans la seconde partie du XVIIème siècle, le robinier fut largement planté dans les jardins botaniques, les parcs et les jardins pour la beauté de sa silhouette au feuillage aéré et de ses fleurs à l’odeur entêtante, mais également en foresterie pour la qualité de son bois comme ce fut le cas par exemple en Hongrie, où on en boisa de vastes territoires. Ainsi, on sait qu’au milieu du XVIIIème siècle, il était déjà bien répandu en Europe. Aujourd’hui, il est également naturalisé en Australie, en Nouvelle Zélande, au Japon, en Chine et en Corée du Sud.
Peu exigeant quant au type de sol, mais le préférant léger et sableux, cet arbre a surtout besoin d’une franche lumière et d’être à l’abri des vents forts. Isolé, dans de bonnes conditions, il peut culminer à plus de 30 mètres de hauteur. Il appartient à la famille des légumineuses (Fabaceae). D’ailleurs son fruit, une gousse plate, n’est pas sans rappeler la forme du haricot. Dans son aire d’origine aux États-Unis, une énorme étendue qui va du Sud de la Pennsylvanie au Nord de l’Alabama, incluant toute la Virginie Occidentale, différentes communautés de Native Americans ont utilisé le bois de robinier pour construire leurs arcs, leurs outils. Il leur a servi ou leur sert encore comme matériel de construction et dans leur pharmacopée traditionnelle. Les premiers colons européens le renommèrent Black locust et s’en servirent également pour la construction de leurs maisons, de bateaux et des innombrables piquets délimitant les pâtures à bétail dont ils hérissèrent le paysage.
Ambiguïté de son statut
De nos jours, sans qu’un consensus au niveau européen entre les avantages et les inconvénients écologiques à long terme soit facile à dégager, le robinier faux-acacia est considéré comme une espèce invasive. Rappelons que les espèces exotiques envahissantes (EEE) aussi appelées espèces invasives, sont des espèces animales ou végétales capables d’établir des populations pérennes et autonomes en dehors de leur aire d’origine. Leurs disséminations, liées à des activités humaines, pourraient constituer une menace pour la biodiversité. L’absence du robinier des listes des espèces exotiques envahissantes considérées comme préoccupantes pour l’Union Européenne serait imputable à un impossible accord entre États membres lié aux enjeux économiques de la sylviculture. En Belgique, il est repris sur la liste de surveillance du Belgian Forum on Invasive Species. Même s’il ne fait aucun doute qu’il transforme les conditions d’existence des végétaux là où il s’implante, comme les conditions d’ensoleillement sous sa canopée ou la composition chimique du sol, il semblerait que son impact soit très inégal selon les différents biotopes. Comme le dit Dan Jaffe1, botaniste et écologiste américain : « Nous ne pourrions trouver une réponse définitive qu’en attendant et en observant pendant 50, 100 ou 1000 ans, ce qui n’est pas une approche très pratique pour un problème actuel ». En l’absence de résultats de recherches concordants, on remarque, selon les pays, des décisions de gestion pour le moins contrastées. Le robinier est ainsi planté en Tchéquie, tandis que le Département du Territoire du canton de Genève conseille de l’éradiquer à l’aide d’herbicides.
Si l’on écoute les forestiers qui défendent sa plantation et son emploi, seuls ses avantages sont mis en avant : le robinier fournit un bois de très bonne qualité qui représente une alternative durable au bois issu des forêts tropicales, pouvant servir pour des meubles, des parquets, des piquets ou des traverses de chemin de fer. Il ne nécessite aucun traitement chimique particulier car il est quasiment imputrescible et résiste même aux champignons. Ses racines, qui se développent en profondeur, ont un effet anti-érosion qui stabilise les pentes au bord des routes et des chemins de fer ou des fonds de vallées déforestées. C’est aussi un excellent bois de chauffage. Côté alimentaire, le miel produit par les abeilles à partir de l’abondant nectar de ses fleurs n’est autre que le miel d’acacia.
Si l’on se penche sur les textes qui mettent en garde contre les effets négatifs des espèces exotiques invasives, le champ sémantique guerrier qui est utilisé n’est pas des plus subtils. Le robinier nous est décrit comme un « arbre agressif qui empêche la croissance des espèces indigènes », « un arbre de l’enfer », « un envahisseur », « une véritable armée de clones » qui déferle sur l’Europe. Et rendez-vous compte qu’il « ne respecte pas les frontières administratives ». Faites attention hein, il paraît qu’il pourrait même se mettre « en embuscade ».
Mais pourquoi et comment la présence du robinier affecte-t-elle les milieux où il s’installe ? Un début de réponse tient au fait que les légumineuses ont comme caractéristique de fixer l’azote présent dans l’air au niveau de leurs racines, ce qui a pour conséquence de changer la composition du sol en l’enrichissant. C’est bien ce qui pose problème avec le robinier quand il s’installe dans des écosystèmes sensibles tels que les forêts sèches et les prairies maigres, où flore et faune sont adaptées à des sols pauvres. Aussi le code de conduite belge vis à vis des espèces invasives recommande qu’il soit tenu à distance des réserves naturelles ou des biotopes fragiles.
Milieux abîmés et régénération biologique
Le robinier pousse à l’état sauvage dans des milieux perturbés tels que des friches en zones périurbaines, sites industriels ou miniers abandonnés, zones forestières après des coupes à blanc ou des incendies. Cette installation initie un nouveau cycle de végétation, ce qu’on appelle la régénération biologique. C’est d’ailleurs un des arguments de certains chercheurs comme l’écologue forestier Jacques Tassin2, pour qui « les invasions biologiques sont un peu facilement accusées d’appauvrir les milieux naturels, alors qu’elles ne sont souvent que les révélatrices de dégradations liées à l’Humain ».
Les résultats de diverses études mettent en lumière la complexité de la question. Ainsi, sur des terres dédiées à l’agriculture intensive, biologiquement appauvries, des peuplements de robiniers faux-acacia permettraient à de nombreuses plantes mais aussi insectes, champignons, invertébrés et vertébrés, y compris certaines espèces rares, de trouver refuge. Une espèce non indigène peut très bien servir d’habitat ou fournir son alimentation à des espèces indigènes. Ce que souligne d’ailleurs une étude réalisée dans les friches urbaines à Berlin3. Parmi des populations de coléoptères et d’araignées qui se sont installées sur les robiniers, il a été observé une évolution assez rapide vers des espèces indigènes plutôt forestières, sans qu’il n’y ait de baisse du nombre d’espèces présentes ou de biodiversité.
Un article paru dans la revue Nature en 2011, signé par le biologiste Mark A. Davis4 et de 18 autres écologistes, ne remet pas en cause les problèmes induits par certaines espèces connues, mais propose « une approche des espèces exotiques invasives selon leurs avantages ou désavantages écologiques sur base de preuves empiriques solides. L’origine exotique seule ne devant pas déterminer si une espèce est problématique ou non. » Plus récemment, un communiqué de presse émanant de l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université de Genève ne dit pas autre chose : « Nous soutenons que les préjugés de longue date contre les espèces non indigènes dans la littérature ont obscurci le processus scientifique mais aussi entravé les avancées politiques et la bonne compréhension du public. »
Et la place du robinier faux-acacia en ville dans tout ça ?
À Bruxelles, nous vivons avec les robiniers sans vraiment les voir ni leur prêter attention. Pourtant ils sont bien présents en compagnie d’espèces d’arbres natives dans les parcs, jardins, places publiques, sans oublier de beaux et grands sujets au bord des lignes de chemins de fer. Ils résistent à la pollution des sols mais aussi de l’air, ainsi qu’au sel épandu en hiver, ce qui, pour survivre en ville, est indéniablement un triple atout. Dans un milieu urbain qui compte de plus en plus d’abeilles domestiques et de ruchers, la présence d’un arbre aux fleurs aussi mellifères est remarquable. Cela devrait d’ailleurs être pris en compte si l’on devait sérieusement évaluer ses avantages.
Nos 38 robiniers de la place du Jeu de Balle semblent en forme, malgré des élagages inopportuns qui ont mutilés irrémédiablement certaines branches. Ils commencent à atteindre une bonne hauteur et jouent maintenant parfaitement leur rôle de captation du CO2 et de dépollution atmosphérique grâce à leur feuillage bien fourni, ce qu’un jeune arbre peut mettre 25 ans à faire. Et surtout, ils nous donnent ombre et fraîcheur durant des étés de plus en plus chauds. À quoi ressemblerait le Vieux Marché sans eux ? On l’a vu dans cet article, le robinier faux-acacia est un arbre sur lequel il y a beaucoup à dire mais, sur le Jeu de Balle, c’est surtout un arbre sous lequel se passent et se disent beaucoup de choses : des prix se discutent, des gens s’embrassent, des mots dans des dizaines de langues différentes se croisent, des camions poubelles tourbillonnent, des enfants dénichent des trésors entre les pavés, un homme âgé boit un thé à la menthe… On oublie qu’ils sont là, pourtant ces arbres sont au cœur de nos vies.
Frédérique Franke
(1) Dan Jaffe, Rethinking-black-locust, 2019
(2) Jacques Tassin (CIRAD), Plantes et animaux venus d’ailleurs : une brève histoire des invasions biologiques, 2010
(3) Sascha Buchholz, « Effects of a Major Tree Invader on Urban Woodland Arthropods », 2015, cité dans http://especes-exotiques-envahissantes.fr/quelle-strategie-de-gestion-pour-le-robinier-faux-acacia/
(4) Mark A. Davis, Don’t judge species on their origins, 2011