Produire du logement à vocation sociale ? Une occasion manquée.
En 2018, le contrat de quartier Marolles prévoyait un budget de 3 millions € pour acquérir et réhabiliter des immeubles à l’abandon en vue de les transformer en logements locatifs assimilés à du logement social. Six ans plus tard, qu’en a-t-il été ?
Cette branche du contrat de quartier était pilotée par la Régie Foncière de la Ville de Bruxelles, qui a délégué une mission double à un bureau d’études : d’une part, apporter aux propriétaires d’immeubles inoccupés une aide financière et technique pour rénover leur bien, d’autre part identifier des biens inoccupés à acquérir par la Ville. Aux propriétaires étaient offertes l’étude de faisabilité, les plans et la gratuité du permis d’urbanisme, à condition de s’engager dans une convention avec une agence immobilière sociale (AIS). Fonctionnant comme intermédiaire, une AIS est une a.s.b.l. subsidiée qui se charge de toute la gestion locative et sécurise la relation entre le propriétaire et le locataire. En échange d’un loyer inférieur au prix du marché, le propriétaire est assuré d’une tranquillité de gestion et reçoit de nombreux services et garanties (paiement assuré du loyer, gestion locative, entretien du bien, aide à la rénovation, exonération du précompte immobilier…). Le locataire bénéficie quant à lui d’un logement de qualité à loyer (en principe) modéré.
L’enfer est dans les détails
Tout cela semble très séduisant. Mais il y a quelques écueils. Tout d’abord, la Régie Foncière n’était peut-être pas l’opérateur le mieux préparé pour mener ce projet à bien. Certes, c’est un acteur immobilier important, gérant 3.800 logements sur le territoire de la Ville de Bruxelles. Certes, la Régie pratique des loyers légèrement inférieurs aux prix du marché pour les logements dits « libres » de son patrimoine, et un tarif à caractère social pour les logements de son patrimoine développés grâce à des subsides. Mais le problème est que son métier, comme celui de presque tous les autres développeurs de logements à caractère social, est celui de construire des logements neufs. Cette production se fait par de grands ensembles de logements, rentabilisée par l’économie d’échelle. Les grandes organisations n’aiment pas du tout s’encombrer de petits chantiers : c’est beaucoup plus de tracas, de surveillance, de soins, d’attention au m2. Or, ce que commandait la situation dans le cadre particulier du plan de réaffectation des logements vides prévu par le contrat de quartier Marolles, c’était de pouvoir pratiquer du « sur-mesure », de s’attaquer à des biens vétustes, situés sur des parcelles de petite taille ou imbriquées.
Propriétaires absents ou dépassés ?
Bruxelles ne possède pas de cadastre réellement fiable des immeubles inoccupés. En effet, la réalisation de cet outil demande de se rendre sur le terrain pour estimer si un logement est véritablement vacant, ou abandonné, ou délaissé. C’est une démarche essentielle, mais chronophage. Il faut rencontrer les propriétaires en personne plutôt que de se borner à leur envoyer un courrier, lequel bien souvent reste sans réponse. Chaque situation est singulière : s’agit-il d’un petit propriétaire bailleur, d’une succession en conflit, d’une difficile sortie d’indivision ? Le propriétaire est-il réticent à investir en vue d’un rendement très incertain ? S’abstient-il par désintérêt, par manque de temps, par fatigue ou peur d’une gestion locative ? Est-il impécunieux ou s’agit-il d’un comportement spéculatif ? Parfois on se trouve confronté avec un propriétaire occupant en maison de repos, ou à une vacance par blocage juridique, un propriétaire sous tutelle ou sous curatelle. Voilà qui ne simplifie pas les choses…
Face à cela, il faut pouvoir appâter les propriétaires avec des avantages substantiels, c’est le côté « carotte ». Ici, les avantages offerts n’étaient peut être pas assez séduisants : offrir la gratuité du permis d’urbanisme ne parle pas à l’imagination, même si cela revient à plus de 10% du prix de la réhabilitation, comprenant toutes les démarches d’accompagnement et la fourniture des plans. Et côté « bâton », il faut pouvoir être ferme sur la menace d’une amende conséquente prévue par le Code du Logement pour les logements inoccupés (d’autres outils juridiques existent, comme la prise en gestion publique). Encore faut-il que ces deux incitants soient bien modulés et puissent être utilisés souplement au gré des circonstances.
Sortez les calculettes
En 2018, le contrat de quartier s’était fixé comme objectif de réhabiliter 800 m2 de logements, acquis à 1.500 €/m2, c’est-à-dire une douzaine de logements, pour un prix d’acquisition de 1,2 millions €, à quoi il faut ajouter les frais de réhabilitation. Soit 100.000 € par logement, ce qui était une vue fort optimiste.
Et puis le Covid est passé par là, et les prix du foncier ont continué à monter. A cela s’ajoute le fait que les prix des matériaux de construction sont devenus très volatiles, suite à l’augmentation du prix de l’énergie consommée pour les produire. Le prix d’une réhabilitation peut dépasser 2.000 €/m2 dans le cas d’un chantier de taille réduite, où aucune économie d’échelle n’est réalisable. Si bien que mettre sur pied la réhabilitation d’un petit immeuble laissé à l’abandon est devenu très difficile à financer s’il doit au final être mis en location à un tarif social.
Imaginons que comme propriétaire d’un immeuble à rénover, vous vouliez demander un loyer (abordable) de 600 € pour un logement de 60 m2. Soit un revenu brut annuel de 7.200 €. Mais il vous faut financer des travaux, et c’est un chantier difficile, pour lesquels vous devrez débourser 120.000 € (2.000 €/m2 x 60 m2). Vous n’aurez récupéré votre mise qu’au bout de 20 ans, si vous y ajoutez les frais d’entretien. Il sera déjà difficile de convaincre une banque de vous octroyer un prêt. Mais comme vous devez confier la gestion de votre immeuble à une AIS pendant ce temps-là, cela devient vraiment une opération impossible.
Acquisitions par la Régie Foncière ?
Les prix des immeubles dans les Marolles ont flambé. Parfois, on n’est pas loin de 3.500 € au m2, dus à l’attrait du quartier. Le marché l’a investi suite à une certaine aura historique, singulière, folklorique… De grands événements festifs comme le Bal National ont aidé à cela. Imaginons que la Régie Foncière veuille acheter la petite maison délabrée citée plus haut, pour la réhabiliter elle-même et la donner ensuite en location à un tarif social. La Régie devra débourser pour son achat 180.000 € (60 m2 à 3.000 €/m2), à quoi il faut ajouter le prix des travaux. On aboutit à un logement remis à neuf d’un prix de 300.000 €. Qu’on mettra en location pour 600 €/mois (on veut demander un loyer abordable), soit un rendement de 7.200 €/an. La Régie ne rentrera dans son investissement qu’au bout de 42 ans. Et pendant ce temps-là il faudra pourvoir à l’entretien régulier afin de garantir le bon état locatif.
Si bien que la Régie Foncière a finalement renoncé à acquérir les biens qui lui ont été présentés par le bureau d’études. Le budget d’investissement non utilisé a été reversé à d’autres opérations immobilières du contrat de quartier, report bienvenu pour compenser la hausse du coût des travaux intervenue entretemps.
Les raisons invoquées par la Régie (qui ne sont pas toutes dénuées de fondement, nous y reviendrons plus loin) sont de plusieurs ordres : les biens visités étaient pour la plupart très vétustes et d’un prix élevé ; leur taille réduite ne permettait pas de réaliser des économies d’échelle. Aussi, les travaux nécessaires à la remise en état aux normes ne permettaient pas une opération à l’équilibre, au regard des futurs loyers. Un problème encore accentué par la volatilité actuelle des prix de la construction. La Régie Foncière déclare encore que quasi tous les immeubles vides visités ont trouvé une nouvelle orientation dans leur développement, soit qu’ils aient été rachetés par le privé, soit qu’ils aient fait l’objet d’une demande de permis d’urbanisme.
Comment en est-on arrivé là ?
Six ans plus tard, le projet est abandonné, aucun logement n’a été remis en location « sociale ». La vraie question est : la Régie Foncière doit-elle être « rentable » ? Est-ce la fonction d’un service public que d’être « rentable » ? L’hôpital, l’école, la culture doivent-elles être « rentables » ? Ou au contraire, la Régie Foncière doit-elle être un des outils de régulation du marché ? La Ville de Bruxelles se doit de protéger ses habitants les plus précaires. Un pouvoir public doit pouvoir outrepasser la logique marchande afin d’intervenir dans des cas précis de friches urbaines ou d’immeubles à l’abandon, là où l’(absence d)’initiative privée est néfaste pour la Cité. Il ne s’agit pas de venir au secours de propriétaires défaillants en acceptant de payer trop cher un bien immobilier délaissé, mais bien de se substituer à lui en préservant le bâti, en respectant le patrimoine, en minimisant les démolitions et surtout de saisir une opportunité de développer du logement à caractère social. Ici la pression ou l’action juridique auraient pu être mieux utilisées, et de manière modulée.
Réhabiliter des petits logements est une expertise en soi, qui demande un savoir-faire particulier, du temps, de la stratégie au cas par cas et une bonne coordination au sein des différents services communaux, mais également dans leur lien avec les services régionaux. Cela demande une organisation souple, une chaîne de décision courte, et soutenue par une réelle volonté politique. Le contrat de quartier était une occasion de mettre cela en œuvre. On verra dans les deux exemples cités ci-contre comment des occasions ont été manquées.
Clairement, ce qui a manqué, c’est la volonté politique. On peut objecter que lors du projet d’achat d’un bien immobilier, une estimation doit être demandée au receveur des Finances, et qu’un plafond de dépenses est imposé à la Régie. Mais on a observé que lorsqu’il y a une réelle volonté politique, d’autres arguments peuvent être avancés. On se souviendra par exemple du fort prix payé par la Ville pour acquérir à côté du théâtre flamand, un café où se réunissaient des prostituées et leurs souteneurs. Ledit café était la source de nuisances dans le quartier Alhambra. En remontant plus loin dans le passé, on se souviendra qu’en 1860 un ministre (libéral) des Finances, Walthère Frère-Orban créa une banque au service des communes : le Crédit Communal. Pour financer la construction du Palais de la Bourse en 1868, la Ville y souscrivit un emprunt de 66 ans : nous avons fini de payer le Palais de la Bourse en 1934. Là où il y a une volonté, il y a un chemin !
Ne nous méprenons pas, cependant
Les logements inoccupés (en infraction) sont moins nombreux qu’on ne le croit généralement. Leur nombre a finalement été estimé pour toute la Région à 4.500, chiffre à mettre en relation avec les 550.000 ménages que compte la région, les 50.000 demandes insatisfaites de logements sociaux, ou les 7.000 personnes sans abri ou mal logées à Bruxelles.
Un article récent de Chahr Hadji dans Bruxelles Laïque Echos « Mythes, réalités et discours du logement vide à Bruxelles » nous invite dans sa conclusion à observer le phénomène lucidement : Si les logements vides occupent une place importante dans les débats politiques, la réalité du phénomène demeure dérisoire statistiquement […]. La « lutte » contre le logement vide sert surtout aux partis de gauche de faire valoir une posture intransigeante avec les « méchants » propriétaires de logements vides, tout en préservant la sensibilité des partis de droite qui ne veulent surtout pas que l’on prenne des mesures visant à mieux réguler, contrôler et sanctionner les propriétaires des 95% du marché qui abusent des loyers qu’ils exigent. La politique du vide est d’abord et avant tout la politique du désarroi, du renoncement, le symbole de l’impuissance d’une politique en mesure de […] faire face sérieusement au manque de logements abordables à Bruxelles.
Tiens, n’a-t-on pas dans le quartier Léopold nombre de bureaux vieillissants maintenant sous-occupés, construits pour des promoteurs britanniques dans les années 1970 ? Les plus anciens d’entre nous se souviennent encore des panneaux Jones, Lang & Wootton qui se voyaient partout dans ce quartier. Bel emplacement pour des logements sociaux, non ?
Patrick Wouters
[Illustration : Anah]L’ancienne Lustrerie Blaes, au coin de la rue du Remblai
Mme El Yahyai hérite de ces trois immeubles en 2015. Ils sont en mauvais état, la toiture et la façade doivent être refaites. Un voisin se présente spontanément comme acheteur, et un compromis de vente est signé. Seulement, bien qu’il y ait accord sur la chose et sur le prix, l’acheteur ne vient pas clôturer la vente devant notaire. Quand il se manifeste enfin, et que Mme El Yahyai lui réclame des intérêts de retard pour le délai, il refuse cette augmentation de prix.
Entretemps, la Ville de Bruxelles applique son règlement taxe sur les surfaces vides et exige que la propriétaire refasse les façades et le toit. Mme El Yahyai informe la Ville que les maisons sont vendues, mais que la vente n’étant pas finalisée, elle se retrouve coincée et captive de la situation. La Ville ne veut rien entendre. En 2017 le Juge de Paix prononce un jugement obligeant l’acheteur à se présenter pour finaliser l’acte de vente chez le notaire. L’acheteur ne réagit pas.
De multiples démarches sont entreprises auprès de la Ville de Bruxelles afin de faire annuler l’imposition de cette taxe, mais sans succès. Dans le cadre du Contrat de quartier, le bureau d’études a fourni des esquisses, établissant le potentiel du logement à 6 ou 7 appartements après rénovation du triple immeuble.
En 2019 le Juge de Paix prononce un jugement qui annule la vente. Les maisons sont finalement vendues en 2022 à un autre acheteur. Mais la Ville, forte de son règlement l’y autorisant, ponctionne directement le montant des taxes (qui s’élèvent au final à 215.000 €) sur le produit de la vente.
Madame El Yahyai s’est dite écœurée par l’attitude rigide de la Ville de Bruxelles, qui n’a rien voulu entendre. D’autres administrations, comme celle du ministère des Finances qui réclamait les frais d’enregistrement suite à la vente non finalisée, et celle de la Région (service des logements inoccupés) se sont, elles, montrées compréhensives, et ont admis le cas de force majeure dû à l’imbroglio juridique.
Rue Blaes, au coin de l’impasse des Escargots
Il s’agit de deux immeubles imbriqués « à rénover » acquis en 2015 par la société Fourmy Invest. Pour pouvoir aménager les étages en appartements séparés, indépendants du commerce au rez-de-chaussée, il est indispensable d’accéder par une porte donnant dans l’impasse des Escargots. Seulement voilà, la Ville a placé une grille fermant l’accès de l’impasse, et a supprimé la dénomination de celle-ci, la soustrayant à l’espace public. En 2016, la gérante de la s.r.l. Fourmy Invest réclame à la Ville l’ouverture de la grille fermant l’ancienne impasse. Refus de la Ville.
Finalement, après requête adressée au Juge de Paix, la gérante de la s.r.l. obtient un exemplaire de la clé du cadenas de la grille. En 2020, la Ville rétablit la dénomination Impasse des Escargots, nécessaire à l’obtention d’une adresse distincte pour les appartements envisagés au-dessus du commerce. En 2021 la s.r.l. obtient un permis d’urbanisme pour effectuer les travaux. Cependant la Ville maintient la grille en place.
Au final, la s.r.l. renonce à l’accès séparé pour un appartement distinct, et place un escalier intérieur reliant le commerce du rez-de-chaussée aux étages. Découragée de ne pas avoir trouvé au sein de l’administration communale une personne responsable capable de résoudre son problème, la gérante de la s.r.l. Fourmy Invest remet l’immeuble en vente.

