Philosophie du brol
Ça vous est sûrement déjà arrivé d’essayer d’imaginer la vie de celles et ceux dont les objets se retrouvent dans les caisses du Marché aux puces. C’est touchant de voir ce qu’il reste d’une vie. Entre les tas de vêtements et des cartons de brol, instantanés existentiels avec marchands, chineurs et glaneuses.
Plusieurs raisons font du Vieux Marché de la place du Jeu de Balle un lieu unique. La première est sa localisation : à la différence de la plupart de ses homologues, il n’est pas relégué au ban de la ville, derrière les remparts ou le périphérique, mais se tient quotidiennement au cœur même de Bruxelles. La seconde est l’attachement que lui portent nombre de Bruxellois. On imagine mal un intellectuel français affirmer à propos du marché aux puces de Saint-Ouen ce que Jean D’Osta écrivait en 1973 « Oui, c’est décidément au Vieux Marché que s’est réfugiée l’âme de Bruxelles, – son âme authentique : truculente, débonnaire, bilingue, grouillante, vibrante, euphorique, rieuse, vivace » (1). La troisième enfin tient à son organisation. La rareté des espaces de stockage et la quotidienneté des ventes conduisent les vendeurs qui sont également des « videurs de maison » – ou travaillent pour ceux qui exercent ce métier – à déballer directement, sans tri préalable, les objets récupérés chez des particuliers.

Les lots sont progressivement fragmentés. Les plus belles pièces partent aux premières heures vers des boutiques spécialisées. Au fil des heures et des jours, les lots se dispersent et perdent leur cohérence. Les objets peuvent être rachetés plusieurs fois sur la place avant de faire leur vie au-dehors ou d’être détruits. Mais l’essentiel est déballé dans des cartons où se mêle le brol de toute une vie : des photos, de la correspondance, des livres de compte, comme de la vaisselle, des disques, du linge ou des bibelots. À la différence d’autres marchés, où les objets sont triés, singularisés, réparés et mis en valeur en amont, sur la place du Jeu de Balle, ils sont déballés en lots . En fouillant dans les cartons de la place, c’est souvent toute une vie que l’on découvre. On peut déduire de l’examen de ces brols, les configurations familiales, les professions, les goûts littéraires et musicaux, les habitudes culinaires, les pathologies, les convictions politiques et parfois même la vie intime des disparus. Le Vieux Marché rassemble ainsi chaque jour en un même lieu les restes matériels d’une pluralité de vies humaines, il rend public des univers matériels privés qui sont ensuite fractionnés, dispersés, réinventés ou détruits.
Pour toutes ces raisons, le Vosseplaain n’est pas un marché aux puces ordinaire. Ce ne sont pas simplement de vieux objets (des antiquités ou du seconde main) qui y sont vendus mais des restes de vie. Or ces reliquats d’histoires humaines ne sont pas des objets inertes. On pourrait dire qu’ils agissent en ce sens qu’ils provoquent des réactions : ils nous touchent et nous questionnent. C’est ce que montre la récurrence de certains sujets de conversation sur la place. Des discussions s’enclenchent spontanément autour des étals des marchands sur des questions que nous pouvons qualifier d’existentielles. Comme si le Vieux marché constituait un environnement matériel particulier nous poussant à nous interroger sur des thèmes que la vie quotidienne laisse habituellement de côté. Le Brol est une matière philosophique.
Il y a bien sûr autant de rapports au Vieux Marché que de chineurs et de glaneurs. On rencontre sur la place des marchands et des collectionneurs à la recherche d’objets spécifiques qu’ils pourront revendre avec un bon bénéfice, des habitués qui affirment n’être intéressés que par la valeur vénale de ce qu’ils chinent, des personnes qui n’ont d’autre objectif que de récupérer des biens utilitaires. Les réflexions philosophiques qui s’échangent sur le pavé et que je voudrais ici partager ne sont pas pour autant l’apanage d’une catégorie privilégiée d’habitués. Le brol de la place du Jeu de Balle a le pouvoir d’affecter et de questionner des personnes d’origines sociales et culturelles très différentes. La différence se situe plus certainement dans les manières de dire et éventuellement de cultiver, de transformer les émotions et les idées qui émergent au contact du brol du Vieux Marché.
“On finira tous place du Jeu de Balle”
« On finira tous place du Jeu de Balle » est une expression que l’on entend fréquemment sur le marché. Comme si les objets rassemblés pêle-mêle sur le pavé, nous renvoyaient à notre propre finitude.
Mai 2018. Deux hommes d’une trentaine d’années discutent gaiement en fouillant dans des cartons « Ma mère me dit toujours « mais arrête d’amasser, qu’est-ce qu’on va faire avec ton Brol quand tu seras mort ? « ». Je lui dis, « place du Jeu de Balle, c’est là que ça finira, comme pour tout le monde ». Les deux hommes partent en riant.
Janvier 2022. J’extrais d’un carton des lettres que j’examine. Une femme d’environ 70 ans s’arrête et manifeste son intérêt pour l’objet de ma curiosité. Elle me montre le timbre. Nous cherchons à identifier la date et le lieu. Elle a été postée à Bruxelles en 1950. Nous l’ouvrons et trouvons à l’intérieur des prospectus publicitaires. « On en garde des choses ! » me dit-elle avec un air triste. « C’est toute une vie qui se retrouve sur le trottoir. Ça peut être utile à d’autres, c’est bien. Mais ça fait mal au cœur ! Avoir conservé des choses toute sa vie, en avoir pris soin, pour que tout se retrouve à la rue. Et un jour ce sera notre tour. Toute notre vie se retrouvera là, à la rue. » Elle tourne précipitamment les talons en répétant « Un jour prochain ce sera mon tour ».
Septembre 2019. Je rencontre Rachid, un documentariste français découvrant le Vieux Marché avec un vieil ami, habitué des lieux. Il est particulièrement touché, troublé et m’explique ce qu’il ressent en ces termes : « Chez nous on a une culture des morts, on va au cimetière, on honore nos morts. Au marché on a vraiment l’impression de visiter les morts et en même temps tout nous rappelle qu’on va mourir aussi, c’est très émouvant. »
Je retrouve en mars 2022 un habitué du marché, Georges Mayer qui m’explique ainsi ce que le Vieux Marché lui rappelle chaque fois qu’il vient chiner : « Au marché, vous avez un rapport à une nostalgie, au passé, mais un rapport à une philosophie aussi, une philosophie des choses de la vie, tout ça est vulnérable, tout ça va périr, mais nous on va périr aussi. Les caisses sont d’inspirantes « Vanitas » me dit-il. « Vanité des vanités, et tout est vanité… rien de stable sous le soleil. »
Dessins : Anah
Les poubelles du capitalisme
En l’absence d’espaces de stockage suffisants, les vendeurs qui doivent faire tourner la marchandise, sont conduits à brader puis à donner – même si cela est interdit – ce qu’ils n’ont pas pu vendre. Les lots restent en moyenne trois jours sur la place. Pour ne pas payer de taxes sur les déchets qu’ils laisseraient derrière eux ou emmèneraient à la déchetterie, ils s’efforcent d’en limiter le volume en procédant en fin de marché à leur réduction. Tout ce qui n’a pas été chiné ou glané finit à la benne. La destruction quotidienne des invendus ne laisse pas indifférent et il n’est pas rare de voir des personnes partager leur indignation sur la perte de toutes valeurs non marchandes « le gâchis de la société de consommation » ou « l’amnésie des Belges sur leur propre histoire » . Quand d’autres racontent au contraire que le spectacle de cette destruction leur fait du bien, comme s’ils se sentaient délivrés du poids de l’héritage, plus libres d’inventer de nouveaux chemins.
Mai 2019. Aux dernières heures du marché, une femme qui essaye de découper les lanières en plastique d’un rideau d’extérieur qu’elle a récupéré au pied d’un arbre me demande de l’aide. Elle semble nerveuse et me dit sans transition « Je suis choquée ! Moi je viens d’un pays où les gens se battraient pour avoir toutes ces choses. Je ne comprends pas pourquoi ils les cassent, pourquoi ils les jettent ! Le gars-là il me dit « T’as qu’à prendre et envoyer au pays », mais c’est loin Madagascar, c’est cher d’envoyer un container, je ne peux pas ! »
Mai 2019. N. (marchand) me raconte qu’un de ses amis a arrêté de vendre parce qu’il ne supportait pas ce que le marché devenait, il est rentré à Casablanca et lui a envoyé une photo avec un vieux portrait posé sur des poubelles près d’un arbre et une légende « Voilà ce que les Belges font de leur histoire ».
Mars 2020. Une jeune femme regarde le ballet des camions poubelles sur la place, elle porte deux sacs d’objets qu’elle a glanés pour des projets artistiques. « Pour moi c’est toujours ambivalent de voir tout ce qui est balancé dans les poubelles. En même temps ça me stresse de penser à tout ce qui est détruit, des pépites peut-être, des objets anciens, des archives importantes, et en même temps ça me fait du bien. Se dire que c’est juste un moment où ça peut être récupéré et devenir autre chose, ou non. Et lâcher prise quoi. Finalement accepter que les choses doivent disparaître. »

Lors du festival « Histoires de Brol » organisé chez Bosch en Avril 2022, Julien Celdran, plasticien et artiviste du carnaval Sauvage partageait sa réflexion sur le Vieux Marché : « Au Jeu de Balle tu as un processus capitaliste, il y a tout un circuit qui part vers les antiquaires, vers le Sablon tout ça ; tu as une économie de marché qui est autre chose que l’économie capitaliste ; et tu as aussi toute l’économie de la poubelle après, tout ce qui n’a plus de valeur pour personne. La société a encore des marges où ces choses-là ont de la valeur (…) en fait, en tant que lot, elles montrent aussi beaucoup ce que la société capitaliste produit de choses débiles que personne ne veut, tu trouves dans des caisses quand elles sont à donner des objets par centaines pour une seule maison, qui ne servent plus à rien, que personne ne veut, que nous on continue à produire et à jeter, il y a quelque chose de complètement délirant dans cette production de poubelles du capitalisme qui est patente au Jeu de Balle, ça permet à quelques personnes de survivre et ça en fait aussi un endroit très particulier à Bruxelles. »
Le brol de la place du Jeu de Balle est une matière chargée de l’empreinte de celles et ceux qui l’ont possédé, une matière agissante qui nous pousse à nous interroger sur notre rapport aux objets, à nous questionner sur notre propre finitude et sur le monde que nous avons envie d’habiter. C’est pourquoi la pratique du Vieux Marché s’accompagne si souvent d’une activité solitaire ou partagée de philosophie en plein air.
Virginie Milliot
Illustration haut de page : Denis Glauden.
(1) Le Livre d’Or du Vieux Marché, Bruxelles, Libro-Sciences, 1973, p 7.
“Histoires du brol”
Histoires de brol est un festival des pratiques du Vieux Marché de la place du Jeu de Balle qui s’est tenu du jeudi 7 au dimanche 10 avril 2022 chez Bosch, au 116 de la rue des Tanneurs. Il proposait des expositions, des ateliers, un concert, des moments d’échange, et des causeries, sur les histoires, les luttes, les rêves, les collections, les créations, qui s’inventent à partir du brol des Marolles. Pour ceux qui n’y étaient pas :
- L’émission qui a été réalisée en direct du studio volant de Radio Panik est à écouter ici : https://www.radiopanik.org/emissions/emissions-speciales/festival-histoires-de-brol/
- La conversation croisée les multiples vies du Vieux Marché » entre Virginie Milliot (anthropologue) Léna Paté (designeuse) et le collectif Désorceller la Finance est à écouter là : https://www.radiopanik.org/emissions/emissions-speciales/histoires-de-brols-2/
- Le documentaire réalisé par Anaïs Dumort sur l’ensemble du festival est accessible ici :