L’Opéra des Marolles au Palais de Justice
En 2007, la Ville de Bruxelles a construit un « double » moderne à côté de la chapelle des Brigittines, pour y héberger le Centre d’Art Contemporain du Mouvement et de la Voix, a.s.b.l. placée sous la direction de Monique Duren. Celle-ci voulut ancrer la nouvelle institution dans le quartier, en produisant avec les habitants un spectacle inédit. Et c’est ainsi qu’elle engagea pour une période de deux ans le compositeur Walter Hus.
Celui-ci n’est pas un inconnu : c’est un expérimentateur, un improvisateur, qui écrit et joue pour le théâtre et la danse, et compose de la musique de films.
L’idée de Walter Hus était de recruter n’importe qui dans les Marolles qui avait envie de chanter. Savoir chanter n’était pas une condition, il fallait juste chanter. Il cherchait des « bathroom singers ». Jeanne Boute, employée de l’a.s.b.l., se dédie à l’organisation. Enthousiaste et dynamique, elle met ses nombreux contacts dans le quartier à contribution. Une affiche de recrutement est placardée dans le quartier.
Moi, dans ce Palais / Je suis tout p’tit / J’pense à Kafka
Les règles sont simples : les « répétitions » se tiennent tous les lundis à 18h, et vient qui veut. On rejoint le groupe, et on y reste, ou on le quitte. Cependant au bout de quelques mois, une certaine stabilité s’établit. Se crée une sorte de tribu, comme une équipe de football de quartier, mais où on chante. Ce n’est pas une chorale non plus : il s’agit de créer son propre chant, avec sa propre musique.
Walter érige trois principes :
1) une façon spéciale de chanter en groupe, à base d’effets vocaux, de glissandi, plus près de la musique contemporaine que du chant ;
2) à chaque « répétition » se forme un grand cercle, où on émet des suggestions à propos d’un thème (l’amour, l’argent, Bruxelles…). Il faut sortir spontanément ce qui vient en tête, surtout pas d’habillage poétique, pas de rimes. Tout ce qui se dit est noté. Ensuite Walter s’efforce de transformer ce matériau brut en phrases, qui pourraient former le corps d’une chanson, une œuvre collective, un texte qu’on n’aurait pas pu inventer autrement ;
3) la communication entre nous se passe sous forme d’une « discussion chantée », ce qui crée une sorte de schisme dans la tête, où on émet deux choses à la fois : le contenu et un chant, ce qui fonctionne comme un inhibiteur de gêne, permettant que des choses très personnelles surgissent. Le résultat est une écriture automatique burlesque-tragique résolument neuve.
Y a pas d’papier dans les toilettes / Et ça m’embête
Une apparition surprise de l’Opéra en devenir est organisée place du Jeu de Balle, une autre à l’Atelier des Tanneurs. Au bout d’un an, une première mouture est présentée dans la Chapelle des Brigittines, avec Walter au piano, et un batteur. Mais l’idée germe de donner une série de représentations au… Palais de Justice ! Jeanne Boute et le commissaire de police des Marolles-chanteur dans l’Opéra (votre serviteur) rencontrent le premier président de la Cour de Cassation. Et celui-ci, conquis, donne son accord. Ça devient sérieux. Il va falloir assurer.
Où mènent tous ces escaliers / où vont les pas perdus ?
Walter Hus est depuis son enfance fasciné par les orchestrions, ces ensembles d’orgues et d’instruments de musique acoustiques joués automatiquement, garnis de lumières multicolores, qu’on trouvait dans les années 1960 dans les grands dancings populaires établis le long des routes. Les frères Tony et Frank Decap, héritiers d’une famille de fabricants de ces instruments entreprennent de les piloter électroniquement par ordinateur, et parviennent à contrôler ainsi très finement le flux d’air qui les anime. Ils confient un tel instrument à Walter, qui s’emparant de cette nouvelle technique, ne transcrit pas des musiques existantes, mais se met à composer spécifiquement pour cet orchestrion, explorant ses possibilités, en se laissant guider par ses capacités.
Justicia Babylonia
Il dit : « La volonté est le pire ennemi de la composition ». Walter Hus, il faut le voir : c’est une sorte de grand type avec des cheveux hérissés à la Beethoven, qu’on dirait « habité » par les sons, comme s’il entendait constamment des musiques dans sa tête, le bruit des cloches, la pulsation de la ville. Tout fait musique pour lui. Il dit :« L’ignorance a toujours été mon plus grand atout… Et puis vient le moment magique quand des choses surgissent que je n’aurais jamais pu prévoir ».
Waar is de geheime kamer / Where is the secret room ?
Les chanteurs de l’Opéra des Marolles, ça a été un collectif éphémère de gens fantastiques, qui au départ ne se connaissaient pas, une palette colorée d’individus d’âges et d’origines divers, qui ont envahi en juin 2009 pour trois jours le Palais de Justice, produisant un opéra expérimental, renouant avec une tradition lyrique populaire et subversive où chacun est soliste et auteur de son propre rôle, appuyés par un fabuleux instrument high-tech piloté par Walter Hus.
Je me souviens que pour la photo de l’affiche par le photographe Kurt Deruyter, on nous avait demandé de venir déguisés selon un personnage de notre fantaisie. Pour la circonstance, je m’étais réincarné en Susse Meulebroeck, livreur de bière à la brasserie l’Union, costume de velours côtelé, crayon sur l’oreille et slogan dit d’une voix caverneuse « Bois de l’Union, fieu, ça donne de la force ! ». Jan Bulens, le ténor, est venu avec tout son matériel d’artiste peintre, chevalet, palette, tablier tâché, tout. Walter interprétait une sorte de mandarin chinois, avec robe de chambre de soie rouge. Il y avait Marc Rijmenants en Indien-qui-déteste-le Palais-de-Justice, Anaël Honings en lapin, X (visage masqué de noir) en chasseur d’extra-terrestres. Le clou, c’était Jeanne Boute en sirène, poitrine nue couverte d’un calamar (qui a été mangé le soir).
L’Opéra des Marolles s’est aussi produit au KVS, où pour une des représentations, Walter a recruté des musiciens de rue roumains. Quelques années plus tard, rue Neuve, je reconnais un air de l’Opéra joué au cymbalum : c’était nos Roumains qui l’avaient intégré à leur répertoire. Ainsi l’Opéra des Marolles continue à jouer sa petite musique dans la chanson des rues…
Patrick Wouters
Crédit photographies : © Kurt Deruyter www.kurtderuyter.com