“L’immobilier à vocation sociétale” au service des Marolles ?
Dans les Marolles, on entend régulièrement parler des projets socio-artistiques et des multiples acquisitions immobilières de Philippe Delvaux, mandataire d’investisseurs qui, ces dernières années, ont déjà racheté 6 ensembles remarquables (11 maisons et un terrain) dans un périmètre formé par la place du Jeu de Balle et la rue des Tanneurs. Qui sont ces investisseurs et quelles sont leurs visées ? Nous avons essayé d’en savoir plus.
Tout a commencé, il y a 9 ans, par le rachat d’une ancienne galerie de brocanteurs dans la rue du Chevreuil, puis d’un grand immeuble de logements délabrés de la rue des Tanneurs. Ces deux premières acquisitions ont débouché sur la création ou la rénovation de 8 logements et d’un commerce. Il y a eu ensuite les 4 maisons abritant anciennement le magasin “Le Siffleur” (1), toujours rue des Tanneurs, rachetées à un promoteur qui avait obtenu un permis pour les transformer en résidences d’étudiants. Puis ce fut l’ancien club échangiste de la rue de l’Hectolitre (deux maisons et un terrain à bâtir), récemment rebaptisé L’Hectolitre, “catalyseur d’échange”. Plus récemment, la maison de l’ancien magasin Meubles Raphaël, rue du Chevreuil. Et enfin, au coin de la même rue, le bâtiment occupé jusqu’il y a peu par le magasin d’outils “Huyghe” (deux maisons)…
Derrière ces opérations menées dans un périmètre de trois pâtés de maisons, il y a Philippe Delvaux, lui-même habitant du quartier depuis quelques années. Nous l’avons rencontré pour mieux comprendre son projet et ses motivations… En réponse aux interrogations que ne manquent pas de susciter cette rafale d’acquisitions, il évoque d’emblée le concept “d’immobilier à vocation sociétale” et à “loyers raisonnés” qu’il veut appliquer dans le quartier. Cette faculté de “susciter ou soutenir de chouettes initiatives avec des fonds privés” est rendue possible par le fait que Philippe Delvaux agit en tant que mandataire (bénévole, précise-t-il) d’investisseurs (dont il préfère taire l’identité) qui ne sont “pas à la recherche d’un rendement maximal, mais avant tout motivés par les retombées positives que ces projets peuvent avoir sur notre société et sur le quartier”.
Philippe Delvaux précise procéder “au gré des opportunités d’acquisitions”, ne jamais pousser des propriétaires à vendre leurs biens, ni mettre d’occupants à la rue. Il affirme ne pas vouloir changer le quartier, qu’il “aime comme il est”. Ancien banquier, puis photographe, il s’intéresse au patrimoine et à l’architecture. Fils de quincaillier, il se dit sensible à la disparition d’espaces accessibles à des activités productives, artisanales, ou aux commerces de proximité. “J’aimerais remettre dans le quartier des composantes qui partent à cause de la gentrification”. Passionné d’éducation, il caresse le projet de créer dans les Marolles une maison d’accueil pour mineurs. Conscient de la crise du logement, il se dit favorable à mettre ses appartements en location à des loyers accessibles, via des agences immobilières sociales. En bref, il souhaite proposer “d’autres modèles que le pur résidentiel à vocation lucrative, en y mettant du contenu, au bénéfice du quartier.”
Voilà pour les intentions affichées. Qu’on adhère ou non à cette vision, qu’on estime les contours de celle-ci suffisamment précis ou trop flous, on croit sans peine à sa sincérité lorsqu’on l’écoute parler. En pratique, il est encore difficile de voir la direction que tout cela va prendre. Rue des Tanneurs, les premiers logements rénovés avec les fonds de ces investisseurs ont été remis sur le marché locatif dans “une logique immobilière classique”, et le rez-de-chaussée commercial reste vide depuis la fin des travaux. Dans plusieurs autres biens qu’ils ont acquis, c’est une logique d’occupation précaire qui est mise en place dans l’attente des demandes de permis et du démarrage des chantiers : à côté de logements précaires (avec parfois des préavis très courts), des projets socio-artistiques y voient le jour temporairement (lire ci-contre), Philippe Delvaux étant “convaincu du rôle de médiation des artistes”.
Des investisseurs philanthropes ?
Mais où l’appétit immobilier de Philippe Delvaux et de ses bailleurs de fonds va-t-il s’arrêter ? Le “rêveur directeur” de L’Hectolitre répond être suffisamment occupé pour l’instant par ses différents projets. Mais il avoue déjà songer à racheter d’autres bâtiments des Marolles qui lui plaisent, reconnaissant par là même jouer le rôle d’aiguillon entre le quartier et ses investisseurs, dont les moyens financiers ne semblent pas constituer une limite à ses ambitions.
Philippe Delvaux ne semble voir aucun problème à ce qu’autant d’immeubles d’un même périmètre se retrouvent concentrés dans de mêmes mains. Voilà pourtant une situation qui donne à un multi-propriétaire le pouvoir d’impulser des changements significatifs (sociaux, commerciaux, architecturaux…) dans le quartier, dans la direction qu’il souhaite lui faire prendre, puisqu’il lui revient de définir non seulement le type de rénovations ou de constructions, mais aussi de loyers, d’activités et d’occupants qui vont s’y installer…
La question est d’autant plus épineuse que Philippe Delvaux préfère rester évasif sur l’identité des investisseurs “qui le mandatent”. Il ne nous a cependant pas fallu chercher très loin pour avancer une hypothèse qu’il ne réfute pas : issus d’une famille noble parmi les plus fortunées du pays, ces investisseurs sont actifs dans le monde des affaires et plus spécifiquement dans l’actionnariat d’AB InBev. Premier groupe brassicole mondial (fruit de la fusion du brésilien AmBev et du belge Interbrew), AB InBev est connu pour l’agressivité de sa politique sociale et commerciale, comme pour son peu d’empressement à s’acquitter d’impôts dans les pays où il est établi (selon les données de 2005, il possédait 32 filiales dans des paradis fiscaux). Et ses grands actionnaires, si on ne peut pas les tenir pour seuls responsables de cette politique, n’y sont pas pour autant étrangers. À l’échelle bruxelloise, on connaît aussi la propension d’AB Inbev à imposer ses diktats aux cafetiers qui louent ses bars et qu’il considère comme de simples “points de vente” de ses produits, n’hésitant pas à en changer les gérants à son gré (un cas de figure déjà observé dans de nombreux établissements (2), et qui se reproduit actuellement avec un café bien connu dans les Marolles)…
Il est en tout cas permis de se demander si ces investissements massifs dans un quartier en plein boom immobilier sont uniquement guidés par des motivations philanthropiques et non par un retour sur investissement. D’autant que la structure juridique qui acquiert tous ces biens n’a rien d’une fondation, ni d’une association sans but lucratif : c’est une société strictement commerciale, alimentée par des fonds privés, qui ne garantit en rien que les rêves et la bonne foi de leur mandataire actuel perdurent, ni que les principes (au demeurant forts flous) de “l’immobilier à vocation sociétale” et des “loyers raisonnés” soient ancrés dans le long terme.
Gwenaël Breës
- Lire “Le Siffleur, c’est la taverne d’Ali Baba !” dans le n°3 du “Pavé”.
- Lire “Pas de Fernand sans Coq !” dans le n°1 du “Pavé”, à propos des multiples cafés auxquels InBev a refusé de renouveler le bail — cf les exemples du Coq (place Fernand Cocq), du Fourquet (place Flagey), du Liberty et du Daric (place de la Liberté), du Ketje et du Fat Boys (place du Luxembourg)…
• L’Hectolitre
C’est une ancienne propriété de la Ville de Bruxelles, revendue dans les années 1980 à un brocanteur qui la transforma en “La Porte des Sens”. Sans doute le club échangiste le plus sélect de Belgique, si l’on en croit des sites spécialisés qui décrivent son ambiance d’alors, glamour, avec sa décoration chargée, ses carrelages et ses miroirs, son bar et son buffet, son sauna et sa petite piscine, sa micro-piste de danse, ses multiples petits recoins, ses profonds divans à l’orientale pour les moments câlins, son grand lit pour les ébats collectifs…
Le club fermé et la maison revendue, La Porte des Sens a fait place il y a un an à L’Hectolitre, “un lieu de création, d’innovation et de collaboration connecté à la ville et aux enjeux de société, un lieu pour et par les artistes.” Concrètement, le rez-de-chaussée est dédié à la création et à l’exposition au public, tandis que les étages accueillent des espaces de location de co-working et de co-living pour artistes en résidence. De gros travaux de rénovation sont prévus d’ici environ un an et demi, et le terrain à côté de l’immeuble fera place à des appartements et ateliers d’artistes.
En attendant, la volonté de L’Hectolitre est d’être ancré dans les Marolles. Ainsi, il est demandé aux artistes-occupants précaires de “connecter leur pratique au quartier.” Un ancien petit magasin au rez-de-chaussée, rebaptisé le “Trait-d’Union”, “se rêve ouvert aux communautés du quartier”. Au troisième étage, un “collectif de professionnels de l’image” porte l’ambition de “créer une communauté artistique propre au quartier” et de “dynamiser le bas des Marolles”.
• Contoir de quartier
Au n°116 rue des Tanneurs, l’ancien magasin d’outillage Huyghe héberge provisoirement un collectif d’habitants qui veut, dans cet intervalle d’avant chantier (qui durera probablement deux ans), faire du rez-de-chaussée (170m2) “un entre-deux entre le rythme de la vie domestique et le bouillonnement social de la rue”, un lieu d’échange social et de parole pour “bidouiller ensemble / jouer ensemble / déjeuner ensemble”.
• Meubles Raphaël
L’ancien magasin de meubles de la rue du Chevreuil a accueilli provisoirement le projet “Daddy K7”, “un collectif d’artistes qui ramène nos bonnes vieilles cassettes audio à la vie”.