Les trouvailles du Marchén°14Reportage

Les tribulations du « Journal Lapière » 

À partir de la grande gare de triage qu’est la place du Jeu de Balle, les objets qui sortent des maisons sont redispersés. Ceux qui échappent à la destruction iront vivre une nouvelle « vie sociale » dans des mondes qui peuvent être très différents de ceux dont ils ont été extraits. Dans cette circulation, certains changeront de fonction et de statut, certains produiront des bénéfices en circulant de mains en mains. Et puis d’autres enfin, sèmeront la zizanie dès leur apparition sur la place publique. Ce fut le cas du journal Lapière dont je propose de raconter ici les tribulations. 

Cette histoire tout à fait passionnante a été documentée par un journaliste, Michel Bouffioux, qui a enquêté sur le sujet et publié plusieurs articles1 qui ont contribué à en faire une « affaire ». Elle a également été racontée par des chercheurs et militants qui ont décrit les  répercussions de l’annonce de la vente aux enchères de ce document sur les collectifs militants décoloniaux et antiracistes de Bruxelles2. Dans cette histoire, nous verrons que de vieux papiers apparus sur la place du Jeu de Balle peuvent devenir une matière vive d’enjeux très contemporains.

Conflits de définitions

Le journal Lapière a échappé à une probable destruction grâce au flair d’un chineur bruxellois qui, sans être sûr de sa valeur, a senti l’intérêt de ce vieux journal trouvé au fond d’un carton à bananes. Il a ensuite contacté un collectionneur ayant fait quelques années plus tôt l’acquisition d’un carnet de l’officier Lapière contenant des photos originales de son séjour au Congo -dont certaines copies faisaient partie du fonds du musée de Tervuren. Pour avoir une idée précise de la valeur de ces documents, dont ils avaient l’un et l’autre fait l’acquisition en tant qu’objet de collection, les deux hommes s’adressèrent à Rik Ceyssens. Cet anthropologue connaissait le journal pour en avoir fait une analyse détaillée dans un ouvrage publié en 2015 sur la révolte de la Force publique congolaise de 18953. Le musée possédait une copie photographique de ce journal depuis 1948. Son contenu était donc connu dans des mondes certes très spécialisés, mais il était accessible pour qui souhaitait enquêter sur le sujet. Le journal était consultable au musée par quiconque en faisait la demande. Son passage par le Vieux Marché en a pourtant modifié le statut et la portée. La matérialité du journal a embrasé des controverses que ses copies n’avaient pas réussi à soulever. Ou plus exactement disons que la circulation de l’objet a permis de rendre public son contenu hors du milieu où il était confiné.

En s’adressant au Musée Royal de l’Afrique Centrale (MRAC), le chineur et le collectionneur s’attendaient à rencontrer un intérêt et espéraient que l’institution en ferait l’acquisition en tant qu’archive publique pour compléter son fonds. Les deux hommes racontent à Michel Bouffioux4 leur étonnement face au silence du musée qui ne leur fit aucune proposition. 

Ce silence est devenu assourdissant au regard des controverses portant sur le MRAC de Tervuren. Créé par Léopold II à la suite de l’exposition universelle de 1897, cette institution muséale est, comme tous les musées d’ethnographie, l’objet de remises en question depuis la fin du XXe s. L’origine douteuse de certaines des pièces qui y sont exposées, la présence de restes humains dans les collections du musée et les présupposés coloniaux structurant la mise en exposition des objets -restée quasiment inchangée depuis les années 1950- ont donné lieu à de virulentes critiques. Après cinq ans de travaux et un travail d’autocritique, le musée qui avait annoncé « un processus de décolonisation » a réouvert ses portes en 2018. Une contextualisation critique des recherches et collectes menées à l’époque de la colonisation et une place donnée aux artistes africains contemporains constituaient les grandes lignes de cette mue « post-ethnographique ». Mais les débats sur la restitution des œuvres du musée restaient si vifs5 que le roi des Belges renonça à participer à son inauguration. Un collectif d’Afro-descendants réclamait la création d’une commission d’experts pour déterminer l’origine des œuvres du musée. Michel Bouffioux menait depuis 2018 une enquête sur l’origine de quelques pièces emblématiques du MRAC. Il a publié une série d’articles plaidant pour « la restitution des biens africains spoliés »6. Apprenant la découverte du journal Lapière sur le Vieux Marché et le silence du musée à son sujet, il décida de mener l’enquête et publia une série d’articles qui contribuèrent à donner à ce manuscrit le statut de « pièce à conviction » dans la controverse en cours sur l’héritage colonial du musée.

L’archive comme preuve

Que raconte ce journal ? Tenu quotidiennement par le sous-lieutenant Albert Lapière, officiant pour l’État Indépendant du Congo (EIC) lors d’une expédition commandée par Oscar Michaux en 1896, il décrit la vie quotidienne d’un officier en campagne. Il est question de moustiques et de chaleur suffocante, de marches et de pillages, de violence exercée à l’encontre de populations refusant d’être spoliées de leurs terres. Cette écriture diariste nous confronte au regard d’hommes du 19e siècle, engagés dans la conquête coloniale et certains passages ne peuvent que choquer les sensibilités contemporaines. Dans l’un des articles qui a lancé la controverse, Michel Bouffioux s’indigne : « Dans quels tréfonds s’était noyée l’humanité d’Albert Lapière et d’Oscar Michaux, s’interroge-t-on, en découvrant leur sens de l’humour ? Le 10 juillet 1886, Lapière décrit une attaque contre un village de  « rebelles«  :  « On tire trois obus qui atteignent des cases, ensuite le commandant donne l’ordre de pousser vigoureusement en avant. Il y avait plusieurs milliers d’indigènes rangés en ordre de bataille devant le village et les bois environnants étaient tous occupés. Le combat a été dur, (les) indigènes, on les a poursuivis avec des obus. Ici le côté comique : c’était la première fois que ces naturels voyaient exploser des obus autour d’eux ; à l’éclatement, ils se retiraient et tiraient sur les éclats, croyant avoir affaire à un nouvel ennemi caché sous terre, ces manœuvres provoquaient de notre côté une hilarité générale  » »7 . Le journaliste dénonce dans ce même papier « des mots venant en droite ligne d’une époque où la violence exercée par les agents de l’EIC était à son paroxysme. Les voleurs Michaux et Lapière, fournisseurs du musée de Tervuren, n’étaient pas des personnages isolés mais des rouages d’un système de conquête, de domination et de prédation méticuleusement organisé ». Le journal Lapière est ainsi devenu sous la plume du journaliste, une pièce à charge dans le procès de la colonisation et des institutions qui continuent à vivre des rentes de ces spoliations.

La controverse se focalisa sur un passage où Lapière fait le récit de l’arrivée d’une caravane d’environ 2000 militaires et porteurs à Luulu le 26 mars 1896 et le pillage du village déserté par ses habitants ayant fui devant l’armée. Car le masque Luba, représentant une tête humaine encadrée de cornes de buffle, dont l’image est associée à tous les documents de communication du MRAC, faisait partie du butin. Dans l’article du 3 septembre 2019, le journaliste écrit : « La « grande icône du musée«  a été prise lors du pillage d’un village perpétré par la force publique de l’État Indépendant du Congo (EIC) ; par des prédateurs armés qui se sont attaqués à des villageois qui ne les menaçaient en rien, posant de la sorte un acte de barbarie qui n’avait d’autre mobile que le vol. » Le masque faisait partie de la collection privée de 1400 objets d’art africain que le commandant Michaux avait ramené de ses campagnes militaires en 1897. Sa veuve en céda la moitié en 1919 au musée du Congo contre une somme conséquente et une rente à vie accordée par l’État. Le journaliste montre que le musée avait connaissance de l’histoire de son acquisition depuis au moins 1948 -date de l’obtention des copies du journal Lapière- bien qu’il n’en ait jamais fait mention. 

Après l’annonce de la vente prévue le 4 octobre 2019 des carnets Lapière par la salle Ferraton, Michel Bouffioux a cherché à comprendre pourquoi le musée n’avait pas donné de réponse aux collectionneurs : « Le jeudi 5 septembre, nous avions posé deux questions par courriel au directeur du MRAC, Guido Gryseels. Primo, ne serait-il pas regrettable que de tels documents, qui évoquent les circonstances d’acquisition du masque-buffle, se retrouvent dans une collection privée, possiblement à l’étranger ? Secundo :   « Votre institution va-t-elle faire le nécessaire pour que ces documents historiques rejoignent vos archives, autrement dit un endroit où ils pourront être accessibles au public, facilitant ainsi le nécessaire débat relatif à l’origine d’une partie de vos collections ?” »8. Le journaliste craignait que le journal ne soit soustrait au débat public en étant privatisé par un collectionneur. Le directeur du MRAC répondit « nous allons prendre des mesures pour essayer d’obtenir ces documents » tout en affirmant ne pas disposer des 4000 euros nécessaires à son acquisition. Refusant de s’en porter acquéreur, l’institution déclinait finalement toute responsabilité concernant les faits éclairés par ce manuscrit. 

Une sonde temporelle

L’annonce de la vente aux enchères du journal Lapière découvert sur le Vieux Marché eut l’effet d’une déflagration dans les mondes associatifs décoloniaux de Bruxelles. David Jamar et Martin Vander Elst (2023) racontent les discussions qui ont jailli à ce sujet à la fin d’une réunion ayant réuni des représentants de plusieurs collectifs9

Le journal est apparu à ces militants comme une pièce à conviction permettant de dénoncer la violence du colonialisme, de réhabiliter les résistances congolaises mais également de lutter au présent contre l’impunité policière. Car les faits qui y sont décrits ont immédiatement été associés à un événement contemporain : la mort de Mawda, âgée de deux ans, sous les balles d’un policier lors d’une course poursuite dans la nuit du 16 au 17 mai 2018, ou plus exactement aux versions juridiques et policières tentant de déresponsabiliser les forces de l’ordre dans cette affaire. Les auteurs relèvent des analogies entre les récits policiers et les narrations coloniales, en particulier dans leur capacité à déshumaniser leurs victimes. Le document ne fut pas seulement reçu comme une archive éclairant une page d’histoire, mais également comme une sonde temporelle susceptible d’éclairer un fonctionnement de l’État. Le journal Lapière a ainsi été saisi par ces collectifs décoloniaux comme un enjeu de réparation. « Réparer revient à répondre devant les êtres qui insistent dans leur existence, à lutter contre leurs multiples mises à mort, et à soutenir les exigences de justice et de vérité portées par leurs familles et descendants » (2023 :  319-320). Ils envisagèrent de voler les carnets, puis de le racheter. Mais ils se questionnaient : doit-on jouer le jeu de la marchandisation d’une archive historique – dont le prix atteignait 5000 euros à la suite des polémiques qu’elle avait soulevées ? Faut-il empêcher la vente par une occupation ou une intervention artistique ? C’est finalement sur le terrain judiciaire qu’ils décidèrent de lutter afin de requalifier l’archive. 

Une plainte fut déposée à l’encontre de la salle des ventes et du MRAC le 3 octobre 2019 auprès du procureur du roi de Bruxelles, dont le premier effet fut le retrait immédiat de la vente du manuscrit. Le second fut une prise de parole du directeur du MRAC reconnaissant dans un article de « La Libre Belgique », paru le soir même, que son institution possédait effectivement de nombreux objets ayant été dérobés avec violence. Si le devenir judiciaire de cette plainte semblait incertain, elle permettait « d’inverser la charge de la preuve », de cheminer vers un droit plus « sensible aux questions de torts et de dommages subis, un droit davantage instruit du côté des victimes » et de poser la question de la restitution des œuvres pillées pendant la période coloniale comme une question de réparation.

Retour en Afrique 

Le manuscrit a finalement été acheté par la fondation Dokolo, créée par l’homme d’affaires -d’origine congolaise par son père et danoise par sa mère- Sindika Dokolo. Cet homme s’est imposé comme le plus grand collectionneur d’art africain contemporain -sa collection compte environ 5000 pièces. Surnommé le « Robin des Bois de l’art africain », il a non seulement œuvré à la reconnaissance de la création africaine contemporaine mais également à la restitution de pièces d’art africain classique dérobées.  Son objectif était de « réapprendre aux Africains la valeur de leur patrimoine, leur redonner fierté et confiance »10. Il raconte avoir pris connaissance de l’histoire du masque luba et des carnets Lapière grâce aux articles de Michel Bouffioux et décidé d’en faire l’acquisition : « Le manuscrit de Lapière est une source primaire qui raconte l’histoire d’objets d’art qui ont une grande valeur. En outre, il donne des éclairages sur des pages importantes de l’histoire du Congo au temps colonial. En aucun cas, il ne pouvait disparaître chez un collectionneur qui, s’il l’avait désiré, aurait pu rester anonyme. Au contraire, il faut absolument faire connaître le manuscrit en Afrique et cela implique de le rapatrier là où il fut écrit, c’est-à-dire au Congo. Je souhaite que ce document contribue à un nécessaire bouillonnement, à des débats d’idées, à une réflexion sur notre patrimoine, sur notre culture et notre histoire »11. Sindika Dokolo affirmait son intention de prêter le document au musée national de Kinshasa, mais il est décédé le 29 octobre 2020 à la suite d’un accident de plongée à Dubaï. L’homme a disparu alors que trois procédures l’accusant de détournements de fonds publics suite de la publication des « Luanda Leaks », début 2020 étaient en cours en Angola, aux Pays-Bas et au Portugal12. La fondation a été officiellement dissoute en Angola en avril 2020 et la succession de Sindika Dokolo est encore en cours. Si l’on pouvait craindre la disparition du manuscrit, nous avons appris par un mail du musée de Tervuren qu’il leur avait été prêté en 2021 pour réaliser des scans de meilleure qualité. Le journal Lapière est accessible en ligne sur leur site depuis 201913

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Nous ne saurons rien des ruptures de liens qui ont fait échouer le journal de Lapière sur le Vieux Marché. Si le prêt du manuscrit après la dissolution de la fondation Dokolo prouve la persistance de liens de coopération, il est très difficile de savoir ce qu’il adviendra de cette archive. Le journal s’est envolé après une apparition publique fracassante. Dans cette histoire, il est intéressant de noter le pouvoir de la matérialité de l’archive. Sa présence convoque, questionne et pousse à agir. Il a circulé entre différents mondes qui se sont disputés sa définition : est-ce une pièce de collection, une marchandise, une archive historique devant rester publique, une pièce à conviction, un objet de réparation ? Chaque définition de l’objet entraînant avec elle une redéfinition de la situation présente, de la responsabilité et de la légitimité des acteurs au regard du passé. Si certains chineurs, effrayés par la virulence des débats, m’ont confié avoir pensé détruire les archives coloniales en leur possession, nous pouvons néanmoins constater que ces controverses publiques ont réussi à faire bouger les institutions. En témoigne la transmission par le premier ministre belge Alexander de Croo, d’un inventaire de 84 000 « objets ethnographiques et organologiques » du musée de Tervuren -ce qui représenterait 70 % de cette collection- à son homologue congolais Jean-Michel Sama Lukonde Kyenge le 17 février 2022. En témoigne également la loi adoptée le 30 juin 2022 par le Parlement belge « reconnaissant le caractère aliénable des biens liés au passé colonial de l’État belge et déterminant un cadre juridique pour leur restitution et leur retour »14. En témoigne la nomination à la tête du musée royal de l’Afrique centrale en mars 2023 d’un diplomate, Bart Ouvry, qui s’est engagé -avec la signature de la Déclaration de Dakar notamment- dans de nouvelles coopérations avec les musées africains afin de mettre en œuvre une politique de restitution et de « permettre aux Africaines et aux Africains de renouer avec leur passé et leur propre culture, et pour les jeunes générations d’avoir accès à ce patrimoine »15. En témoigne enfin la récente exposition du musée de Tervuren « Rethinking collection » qui raconte les recherches menées par le musée sur les conditions d’acquisition des objets ramenés du Congo pendant la période coloniale et interroge le futur de ses collections. La place du Jeu de Balle permet ainsi à des fantômes de sortir de leurs boîtes, à des papiers poussiéreux, oubliés ou cachés, de redevenir une matière vive capable de ranimer des controverses, de nous forcer à décider du sens que nous donnons au passé, pour être capable d’imaginer l’avenir.

Virginie Milliot
[Dessin : Frédérique Franke]

  1. Tous les articles publiés dans Paris-Match sont accessibles sur le blog de l’auteur ↩︎
  2. David Jamar et Martin Vander Elst, 2023, « Actualités des crimes coloniaux. Ethnographie pragmatique d’une plainte en son milieu » in Didier Debaise et Isabelle Stengers (dir), Au risque des effets. Une lutte armée contre la raison ? Éditions Les liens qui libèrent. ↩︎
  3. R. Ceyssens & B. Procyszyn, La révolte de la Force publique congolaise (1895) : les papiers Albert Lapière au musée de Tervuren, Louvain-la-Neuve, Academia, 2015. ↩︎
  4. Michel Bouffioux : « Masque volé de Tervuren : une pièce à conviction aux enchères » dans Paris Match du 11-09-2019 ↩︎
  5. On pourra écouter les ateliers de pensée collective consacrés à la question de la restitution des objets africains diffusés en 2018 sur Radio Panik ↩︎
  6. En particulier : Michel Bouffioux : «  Restitution des biens africains spoliés : l’amorce d’un dialogue en Belgique » dans Paris-Match du 17-10-2018. ↩︎
  7. Michel Bouffioux : « Musée royal  de l’Afrique centrale ; un masque tellement « emblématique » dans Paris-Match du 03-09-2019 ↩︎
  8. Michel Bouffioux : « Masque volé de Tervuren : les trop chers aveux de Lapière » dans Paris-Match du 18-09-2019 ↩︎
  9. Des membres des collectifs Bruxelles Panthères, Présences Noires, Comité Mawda, Justice et Vérité, Rosa Parks ainsi que des activistes des travailleurs associatifs, des universitaires, une éditrice, un journaliste et un avocat. ↩︎
  10. On pourra lire pour plus d’informations ↩︎
  11. Michel Bouffioux : « Sindika Dokolo : le manuscrit de Lapière doit être exposé au Congo » dans ParisMatch du 08-10-2019 ↩︎
  12. Roxana Azimi : « Mort de l’homme d’affaires Sindika Dokolo, collectionneur et mari d’Isabel dos Santos » dans Le Monde Afrique du 30-10-2020 ↩︎
  13. https://www.africamuseum.be/fr/learn/provenance/luba-mask ↩︎
  14. On pourra lire pour plus de détails ↩︎
  15. On pourra lire l’entretien de Bart Ouvry ici ↩︎