Les magazines Esso
Dans le cadre d’une recherche ayant trait au brol, l’anthropologue Virginie Milliot recueille des pensées, des récits, des souvenirs de personnes rencontrées au Vieux Mèt. Cette rubrique est constituée d’extraits de son carnet de notes.
« La collection complète des magazines Esso… Jusqu’ici ça reste ma plus belle découverte.
– Pourquoi as-tu été attiré par ce fonds, qu’est-ce qui t’as parlé ?
Tout a commencé avec une farde que je voyais de loin, une farde titré Exxon, c’est une compagnie de pétrole américaine, avec des remerciements écrits à la main. Et quand j’ai ouvert cette farde, j’ai vu que c’étaient les remerciements de fin de carrière de quelqu’un qui partait à la pension et qui avait dû faire toute sa vie chez Exxon… Je lisais ça à un moment où dans les nouvelles, on rappelait le fait qu’Exxon était au courant qu’ils influençaient le climat dans les années 60 ou 70. Et dans les remerciements, j’ai commencé à comprendre que la personne était en charge de la gestion de la communication interne chez Exxon et donc à côté de cette farde-là, y’avait d’autres fardes avec les ancêtres des présentations PowerPoint, des grandes fardes avec des transparents, avec l’explication de comment circule l’information, des réseaux d’avant internet mais internes à la compagnie pétrolière, mais aussi des pitchs pour des projets de Esso et de Exxon concernant les systèmes de taxation européen, comment éviter le fait de payer quand les pipelines traversent les pays, etc. Et tout ça était expliqué…Donc j’ai commencé à chercher, à vouloir collecter ces classeurs là. Et je me suis rendu compte qu’en parallèle à ces classeurs il y avait aussi une série de magazines publiés en interne, qui étaient destinés aux employés de chez Esso, qui des années 60 aux années 80, servaient de magazine d’informations, autant sur les actualités de la firme que sur des questions… La manière dont la firme se positionnait par rapport aux questions ambiantes par exemple. Donc on voit au fur et à mesure des années 60, 70, 80, la manière dont Esso se positionnait par rapport aux questions environnementales émergentes, la question de l’écosystème, la question des fuites de pétrole en milieu maritime. Et on voit à la fois comment ces choses sont digérées et quelle est la réponse, et il me semblait retrouver dans certaines de ces positions, ce que j’entendais des parents d’amis, ingénieurs, des discours assez confortants par rapport à la capacité de la nature à absorber des erreurs occasionnelles humaines et par rapport au fait que la technologie finit par résoudre ce genre de question-là. Tout était retraçable dans ces magazines. C’est pour ça que j’étais prêt à les acheter 5 euros le magazine à un moment donné, mais bien content de retrouver la quasi complète collection sur la fin. Et maintenant au fur et à mesure des occasions, je distille le contenu que je retrouve là-dedans si je dois donner une conférence ici, illustrer un propos là-bas. Je peux retrouver ce qui se disait en interne en 1971 sur le rapport aux couches géologiques ou les questions de féminisme par exemple qui étaient aussi abordées. La manière dont les compagnies pétrolières aidaient aussi la femme à s’émanciper parce qu’elles les libéraient des tâches ménagères en facilitant le travail, des choses qui sont à moitié correctes mais qui sont aussi stratégiques et bien plantées.
– Et pourquoi ça t’intéresse ça ? Qu’est-ce que tu en fais, qu’est ce que ça permet de comprendre
Le fait de pouvoir… La place du Jeu de Balle joue le rôle d’une machine à voyager dans le temps, elle permet de se plonger dans une autre perspective qui n’est pas la perspective actuelle et donc on peut lire le monde depuis un autre point de vue, qui est un point de vue du passé. Non seulement il est historique mais en plus il n’a pas été sélectionné par une telle personne avec tel agenda de carrière ou tel agenda idéologique. On est confronté, on a vraiment le choix de tous ces parcours et de tous ces points de vue et on peut se plonger dedans si on veut et donc ça donne une sorte d’autonomie, de choix de ses points de vue. Et dans ce cas-ci, on avait le point de vue d’une personne qui étudiait la biochimie étant adolescente, ensuite lisait la propagande, enfin la littérature marxiste dans les années 60, 70 et puis ensuite découvrait un amour en Russie je pense, en tout cas quelqu’un qui est venu ici, et ensuite travaillait pour Esso à optimiser la manière de communiquer des propos pseudo lobbyistes de l’époque dans le rapport entre la firme et les instances européennes… Et ça éclaire vraiment, ça donne une perspective supplémentaire à des lectures contemporaines de ces situations-là. Et c’est vraiment ancré dans quelque chose, on n’est pas en train de dire quelqu’un a cité quelque chose, non, on nage vraiment là-dedans ! Si on a le temps, c’est vraiment riche. Ça peut servir des fins, ça servira à des fins académiques et professionnelles mais aussi pour soi-même c’est important de s’équiper de ces autres points de vue. »
PROPOS RECUEILLIS PAR
VIRGINIE MILLIOT