Les angles morts du sans-abrisme
Dans le précédent numéro du Pavé dans les Marolles, nous avons été à la rencontre d’une personne sans-abri bien connue dans le quartier. Cette fois, nous avons choisi de mettre en lumière une organisation qui, depuis plus de 30 ans, offre un hébergement d’urgence aux personnes les plus vulnérables. Nous avons été accueillis par Anita, aide administrative, et Vincent, directeur de l’association Pierre d’Angle.
Peut-être qu’on pourrait commencer par l’historique. J’avais vu que Pierre d’Angle est une association qui existe depuis la fin des années 80, c’est ça ?
A : Oui, l’association a été fondée en 1987 par des citoyens. C’est l’année où les gares ont commencé à fermer la nuit, et donc le sans-abrisme est devenu visible. Tout à coup, on voyait les gens dans la rue. Et de là est partie l’idée de créer quelque chose. C’était des assistants sociaux, des gens privés, des personnes également liées à l’opération Thermos.
L’association a-t-elle été créée dès le départ ici, dans les Marolles ?
A : Au départ, l’association était un peu itinérante, mais dès le début, c’était dans le quartier. Et ici à Terre-Neuve depuis 89-90. Assez vite, la Région a donné à Pierre d’Angle la mission de créer un abri de nuit, suivie d’un financement avec des subsides.
Vous m’avez dit tout à l’heure que vous (Vincent) êtes là depuis deux ans, et vous (Anita) depuis 20 ans. Je me demandais quelles sont les évolutions que vous avez tous les deux observées pendant tout ce temps ?
A : Le public. C’est surtout le public qui a changé. Et c’est personnel hein, mais je trouve qu’il change de plus en plus vite. Au début, on voyait “le sans-abri classique”, celui qu’on imagine spontanément, mais assez vite la population a changé. Sont venues s’ajouter les personnes avec des problèmes de santé mentale, des dépendances de toutes sortes, et puis l’immigration. Ces dernières années, cela a pris le poids le plus important dans le public : ce sont les personnes issues de l’immigration, avec ou sans papiers. Mais je trouve que le changement dans le public s’accélère. À Pierre d’Angle, on est les premiers à voir les flux d’immigration dans le monde. Quand il y a un conflit quelque part, il arrive aux portes de Pierre d’Angle en premier lieu.
C’est ça, et donc, quand vous dites qu’à l’époque c’était plus des personnes de type “sans-abri classique”, cela veut dire des personnes plutôt de nationalité belge ?
V : Oui, c’est ça. On en a encore l’un ou l’autre, mais c’est devenu vraiment marginal.
À quoi pensez-vous que ce changement de public est dû ?
A : À ce qui se passe dans le monde, hein, et actuellement au refus du Fédéral d’accueillir les hommes qui demandent l’asile.
C’est donc dû aux politiques publiques d’accueil et d’intégration ?
V : Oui, mais j’aimerais aussi être un peu positive. Peut-être que, pour beaucoup de « native Belgians », hein, les services sociaux fonctionnent bien et trouvent des logements, etc. Le monde n’est pas parfait, mais beaucoup trouvent quand même des solutions. Nous, les gens qui avons des papiers, on est tous contents parce qu’on se dit : là, on sait où les aiguiller.
Le drame, ce sont les autres (les sans-papiers). “No future.” Que leur dire ? Que leur dire ? On ne va pas leur trouver un logement, il n’y a pas de propriétaire qui va leur louer quelque chose. Il n’y a personne qui va leur donner un boulot, si ce n’est de travailler un peu au « black ».
Et vous, sur ces deux années, est-ce que vous avez observé des évolutions ?
V : Sur deux années, on a eu quelques Palestiniens. Mais la dernière évolution récente, c’est le COVID. Avec le COVID, il y a eu un éclairage particulier et nouveau sur l’institution, et on est encore en train de le digérer, de le mettre en œuvre (…). Pendant le COVID, il y a eu un grand changement : on ne voyait plus les personnes devant la porte pour faire un tirage au sort. On leur a demandé de téléphoner pour réserver une place.
Ça tombe bien que vous en parliez, parce que cela croise deux de mes questions. La première : est-ce que vous étiez ouverts pendant le COVID, et si oui, comment cela fonctionnait ? Et quelle était la situation des personnes sans-abri à ce moment-là ?
A : Pendant le COVID, on a dû diminuer le nombre de lits à 30 (sur 48) pour respecter la distanciation sociale et garder le même groupe. Donc, ils étaient « chez eux”, “chez nous » pendant toute cette période. Évidemment, le groupe de 30 à la fin du COVID n’était pas exactement le même qu’au début, mais une grande partie l’était. Donc, on a accueilli et désigné 30 personnes vulnérables qui sont venues dormir à Pierre d’Angle et qui ont été autorisées à rester jusqu’à la fin du COVID. L’atmosphère était totalement différente.
V : On aurait dit un peu une maison d’accueil.
A : Oui, on est devenu un peu une maison d’accueil, mais on voyait aussi que les gens étaient plus calmes. Certains ont profité de la période pour avancer sur leur situation, tandis que d’autres ont préféré ne pas bouger parce qu’ils se sentaient bien ici. Tant mieux pour eux, hein ? Mais cela a aussi amené une réflexion pour nous : qu’est-ce qu’on a appris pendant cette période ? Qu’est-ce qu’on peut faire différemment quand toutes les mesures seront levées ? Depuis la fin du COVID, nous accueillons les personnes pour la semaine. Les réservations se font le lundi matin, et elles peuvent rester jusqu’au dimanche inclus.
Parce qu’avant, c’était deux-trois jours maximum ?
A : Non, une nuit, jusqu’à la levée des mesures. Et après le COVID, une semaine.
Et qu’est-ce qui vous a fait dire que c’était une meilleure façon de fonctionner ?
A : Il y a deux choses. D’une part, on trouvait que c’était très, très stressant pour toutes les personnes concernées de venir à la porte chaque nuit. C’était stressant pour le public, en premier lieu : un énorme groupe qui poussait, tirait, se volait pendant le tirage au sort, c’était très éprouvant. Toute la journée, ils se demandaient : « Est-ce que je vais avoir une place ? Est-ce que je vais avoir une place ? ». Mais c’était aussi stressant pour les travailleurs, qui devaient gérer cette tension des usagers. Et pour les voisins, parce qu’à la fin, on avait jusqu’à 110 personnes pour 48 lits disponibles. Le système de cartes touchait à sa fin.
Vous m’avez dit qu’au début, Pierre d’Angle était uniquement un asile de nuit, mais j’ai vu sur votre site que vous avez aussi un accueil de jour, des douches… Ça, ça date aussi du COVID ?
A : Non, ça existe depuis une dizaine d’années, plus ou moins. On a eu l’opportunité, via un subside spécifique, d’engager quelques membres du personnel en plus. Et indépendamment de ça, depuis des années, on se disait : « C’est quand même bête, ces lits sont là en journée et on ne fait rien avec. » Et on a relié les deux idées. (…) C’était aussi quelque chose que j’entendais en rencontrant d’autres associations : il y avait un besoin de se reposer en journée. (…) On a donc créé les douches et les siestes.
Et les siestes, comment ça fonctionne ? Par exemple, est-ce réservé aux personnes qui dorment déjà la semaine ?
V : Je vais d’abord préciser pour la nuit. Si les personnes ont obtenu un lit pour la nuit, elles doivent partir le matin et revenir le soir. La semaine suivante, elles ne peuvent plus s’inscrire pendant 7 jours, pour laisser la place à d’autres et assurer un roulement. C’est aussi pour éviter que cela commence à ressembler à une maison d’accueil.C’est pour pousser les gens à dire : il faut trouver une solution, c’est l’hébergement d’urgence. Le matin, quand ils partent à 8h00, une équipe de nettoyage commence, et tout est clean à 12h. Ensuite, l’équipe d’après-midi arrive, et à 13h30, on commence à accueillir les gens pour la sieste, qui restent jusqu’à 18h00. Là, on nettoie à nouveau, et à 20h00, ceux de la nuit reviennent. Pour ceux qui viennent pour la sieste, c’est une mécanique un peu compliquée, mais cela fonctionne sur prescription, sur recommandation. Tous les partenaires locaux, comme les Restos du Cœur ou les associations avec lesquelles on travaille, peuvent recommander deux personnes chacun.
Et il y a un repas qui est servi ?
V : Le repas de l’après-midi n’est pas garanti, mais il y a les “leftovers” — ce qui reste de la veille — si on a eu des dons. Puis, il y a quasi toujours du pain.
Et le soir ?
V : Le soir, il y a un vrai repas, gratuit, à partir de 20h30-21h.
Et pour les douches, comment ça fonctionne ? Les douches sont gratuites aussi ?
V : Oui, c’est gratuit aussi.
J’ai vu également sur votre site internet que la COCOM a participé financièrement à la transformation de cet entrepôt pour agrandir la structure ici. Cela vous permettra de passer de 48 à 72 lits. À quoi est dû ce projet ?
V : Il y a en fait trois motivations. La première, c’est que les besoins sont immenses, et nous voulions augmenter la capacité d’accueil, sans pour autant devenir une gigantesque structure. Le deuxième objectif, c’était d’améliorer les conditions de vie et de travail pour les travailleurs. Actuellement, nous n’avons pas d’endroit où les travailleurs peuvent prendre une douche, se reposer, manger ou stocker leurs vêtements en cas de présence de punaises de lit.
Et la troisième raison, c’est pour mieux accueillir les femmes et les personnes à mobilité réduite. Dans la nouvelle configuration, il y aura trois petites chambres pour les femmes, et une pièce supplémentaire sera mise aux normes avec une porte large pour accueillir une personne en chaise roulante, ainsi que des sanitaires adaptés.
L’année passée, DoucheFLUX, Pierre d’Angle et j’imagine d’autres associations ont fait part de l’augmentation des violences physiques et verbales par rapport aux autres bénéficiaires et aux travailleurs. Est-ce que ça a changé depuis ?
V : Pas véritablement. À un moment, il y a eu un peu d’affolement et on trouvait qu’il y avait beaucoup de violences. Et il y en avait en particulier à la gare du Midi.
A : C’est quand il y a eu cette fameuse intervention policière en été, où ils ont tout nettoyé. La frustration des gens a augmenté. Et c’est normal, parce qu’il y a plus de 7000 personnes sans-abri à Bruxelles, et on est contraints de dire plus souvent « non » que « oui » lorsqu’on les accueille. Et à cela s’ajoute maintenant l’immigration : Gaza, Beyrouth. Et donc les gens sont crevés, fatigués, et donc frustrés, à fleur de peau. C’est plutôt cela que nous voyons à Pierre d’Angle, plutôt que de la violence comme à la gare du Midi. Mais c’est lié.
V : Lorsqu’il y a eu cette opération coup de poing, les gens, eux, ne disparaissent pas. Ils sont juste allés à la porte de Hal, à Yser ou ailleurs.
A : Ils n’ont pas seulement envoyé les policiers, mais aussi les équipes de nettoyage qui ont tout rasé et jeté les objets personnels des personnes qui habitaient dans la rue. En plus, ça a provoqué une rupture de lien entre ces gens-là et les associations avec lesquelles il y en avait un.
Vous avez évoqué le nombre de 7000 personnes à la rue. Lorsqu’on suit l’évolution des chiffres, on constate qu’ils augmentent d’année en année. À quoi est due cette augmentation du nombre de sans-abri à Bruxelles ? Et que faudrait-il faire pour résoudre cette situation ?
A : Actuellement, la plus grande demande du secteur est que le fédéral prenne ses responsabilités dans l’accueil des demandeurs d’asile. Le reste, on verra après.
V : Oui, ça, c’est un extrême, et l’autre extrême, c’est de dire que faire de l’urgence, ce n’est pas très rationnel. Pour sortir du sans-chez-soirisme à l’horizon 2030, cela coûterait beaucoup moins cher que de financer des structures comme celle-là, et ce serait beaucoup plus humain que de laisser les gens à la rue. Intellectuellement, c’est séduisant, et on a du mal à se dire que c’est impossible. Il y a certaines villes qui y arrivent, certains pays qui y arrivent. Donc il y a ces deux extrémités-là. Et est-ce que ce n’est pas plus économique et plus raisonnable que les gens aient un toit ? Et est-ce que ce n’est pas logique que la Belgique arrête de se faire condamner, je ne sais plus combien de fois, pour ne pas avoir respecté ses devoirs en termes d’asile ?
Une étude récente a mis en avant que les coûts liés à la gestion du sans-abrisme étaient globalement équivalents à ceux d’une mise à disposition de logement aux personnes sans-abri.
A : Mais il y a plein d’études là-dessus !
Je ne suis pas en train de dire que l’aide aux personnes sans-abri doit se baser sur une logique de rentabilité. Mais si on part de la logique marchande dans laquelle les pouvoirs publics s’inscrivent, pourquoi ne le font-ils pas ?
V : C’est une question de mentalité et de vision à long terme. C’est une problématique européenne pour le moment, mais particulièrement belge. Il faut une vision, quelqu’un qui arrive à dire : c’est là qu’on va.
Si on devait regarder toutes ces questions du sans-abrisme et de la pauvreté d’un point de vue macro structurel, quelles sont, d’après vous, les causes de ces phénomènes ?
A : Si on parle de sans-abrisme et pas de la problématique de l’immigration, c’est la perte de lien. C’est une descente progressive qui mène à la rue due à cette perte de lien. Si moi, demain, je n’ai pas de logement, j’ai toujours mes enfants, ma famille, j’ai des relations. Je vais pouvoir trouver une solution parmi mes connaissances, parmi les liens que j’ai. Mais les personnes à la rue, elles ont rompu avec tout, ou la famille a rompu les liens avec elles.
La question de l’argent, de la pauvreté, elle ne rentre pas en compte pour vous dans cette situation ?
A : Je ne pense pas que ce soit une question d’argent. Mais il y a un problème de logement à Bruxelles. Les gens ne trouvent plus de logement, ça, c’est vrai, absolument vrai. Mais quand je vois que les gens ont des liens avec leur famille et savent utiliser des services pour les aider, ils s’en sortent quand même. Mal, mais ils s’en sortent quand même. Mais c’est quand ils n’ont plus de liens avec leur famille, ou quand ils ne veulent plus aller dans les services sociaux ou qu’ils ont été maltraités par ces services, alors là, c’est compliqué.
Et est-ce que toutes les personnes qui viennent ici ont un revenu ?
A : Non
V : Non, ça non.
A : Mais le problème, c’est qu’ils n’ont pas d’argent parce qu’ils n’ont pas de statut. Ils ne peuvent pas travailler, c’est même interdit pour eux de travailler, donc ils se débrouillent. Mais pourquoi une partie finit par atterrir ici et une autre s’en sort ?
Mais il y a une contradiction dans ce que vous mettez en avant.
A : Oui, plein, haha
Ce que je veux dire, c’est que si pratiquement personne qui vient ici n’a de revenu, on peut quand même dire que la question de l’argent est fondamentale dans cette équation, non ?
A : Oui, pour ceux qui n’ont pas de statut.
Ce qui représente plus de 95% de votre public, non ?
A : Oui, mais c’est ça qui est schizophrène dans notre travail. On est là pour les sans-abri, mais finalement, on accueille les sans-papiers.
Et qui sont sans-abri parce qu’ils…
A : …sont sans papiers, ne peuvent pas travailler et n’ont donc pas de revenu.
Mais si on peut lier les questions structurelles des politiques publiques en termes d’immigration à celle du sans-abrisme des personnes sans-papiers, pourquoi, d’après vous, les pouvoirs publics ne règlent-ils pas cette question-là de manière plus efficace ? Pourquoi ne pas permettre une régularisation plus rapide, afin que ces personnes puissent obtenir des papiers et sortir de la rue ou des structures comme la vôtre ?
V : Les gens ne veulent pas cela, donc les politiciens suivent le vent, je pense. Ce qu’Anita a dit tout à l’heure est très vrai : les politiciens ne veulent pas qu’il y ait des sans-abri dans la rue et qu’on vienne les déranger dès qu’il fait -5 °C. Mais encore une fois, est-ce qu’il existe une vision belge, une projection claire qui dirait : « Nous avons plutôt intérêt à régulariser, car la population vieillit et l’immigration est une chance » ?
Andrzej
[photo : Andrzej Krzyszton]

