Le Pianocktail : force et douceur
La première fois que je suis rentrée au Pianocktail, c’était dans l’intention de rassurer les lecteurs du Pavé dans les Marolles n°8 sur le futur de ce bistrot culturel. Dans ce numéro 9, Mounia, Roxane et Pierrot, trois créateurs de ce lieu, évoquent sa naissance et sa raison d’être.
Mounia : Nous étions “le collectif à vif”, un groupe composé d’infirmiers, d’une kinésithérapeute, d’un psychiatre, d’artistes et de personnes qui avaient été des patients dans le service psychiatrique dans lequel on travaillait à l’hôpital Saint-Jean. Si on est devenu “le collectif à vif”, c’est parce que l’établissement de soin a beaucoup de difficultés à s’ouvrir sur la cité, à s’imaginer que ceux qui soignent ne se trouvent pas seulement à l’intérieur des hôpitaux, n’appartiennent pas seulement aux professionnels de la santé.
Roxane : Notre expérience nous montrait que les souhaits de nos patients étaient de se faire des amis, de retrouver une vie quotidienne, de cuisiner, d’aller au musée, de passer des soirées ensemble, de réapprendre sans se méfier, se dire qu’on ne va pas être forcément démoli lorsque l’on rencontre quelqu’un, que tout le monde ne nous veut pas du mal ; réapprendre un peu tout ça.
Pierrot : J’étais un soigné. Quand je suis arrivé à Saint-Jean, je n’étais pas vraiment un habitué de la psychiatrie. À Brugmann, j’ai senti la distance thérapeutique qui existe entre les infirmiers et le patient genre « cause toujours ». J’ai vite compris que je ne les intéressais pas et que ce que je venais de vivre ne les intéressait pas non plus. À Saint-Jean, tous les patients voulaient parler à Mounia et à Roxane. Elles faisaient ce que aucun autre infirmier faisait, elles parlaient avec les patients. Quand je suis arrivé, c’est Roxane qui m’a reçu avec une psychiatre. Depuis, elle est mon infirmière de référence. Mounia et Roxane sont, encore aujourd’hui, les personnes que j’appelle quand ça ne va pas.
Mounia : A Saint-Jean, je recevais les personnes dans le bureau des infirmières. Certains infirmiers mangeaient et fumaient dans la cuisine du personnel et pour nous, c’était important d’être avec les patients, aux fumoirs, dans les couloirs et de manger avec eux.
Pierrot : Ce qui était chouette, c’est qu’il y avait un frigo, une taque électrique, des casseroles donc on pouvait se préparer à manger. Ce qu’on ne peut plus faire maintenant. Ils ont enlevé tout ça.
C’est vous qui aviez installé ce matériel ?
Mounia : Non, c’était déjà là mais pas utilisé parce que ça mettait du désordre. On a refusé d’enlever les taques parce que ça faisait partie d’un moment convivial, du partage, certains faisaient des crêpes, d’autres du couscous et nous on était invité ou on y participait.
Roxane : Mais c’était insupportable pour certains professionnels parce que ça sortait de ce qui était prévu, ça débordait. Quand j’allais fumer avec les gens, je ne portais pas mon badge et parfois on me demandait: « Tu es hospitalisée depuis combien de temps ? » Je répondais « Depuis quatre ans, je travaille ici”.
Pierrot : Je pensais qu’elle fumait avec nous parce qu’il n’y avait pas d’endroit pour fumer mais non. C’était la seule infirmière qui fumait avec les patients.
Roxane : J’aimais bien fumer avec eux, discuter, sentir comment ça se passait, voir si quelque chose clochait entre les gens et pas devoir être appelée en urgence parce qu’il y avait un conflit.
On organisait différentes choses, il y avait 3 ou 4 personnes qui voulaient sortir, on allait faire des balades au parc, au musée. On improvisait des choses. Pour certains quand tu fais ça, tu sors de ton rôle d’infirmière même si ça amène moins de violences interpersonnelles. Et on me disait: « Tu t’es trompée de travail, t’avais qu’à faire ergothérapeute si tu voulais faire des sorties » car les infirmières, elles donnent les médicaments et elles font les lits. Cela installe certains professionnels dans une espèce de confort de travail, tu ne dois plus te poser de question. Cela protège de la notion de la folie parce que c’est reconnaître que nous soignants, on pourrait être en souffrance à certains moments.
Pour certains soignants, ça prenait trop de temps et ça a mis de la tension. Maintenant avec les médicaments, quand une personne rentre à l’hôpital, on ne prend plus le risque de rentrer en empathie avec elle, de toucher des questions personnelles et de devoir les travailler et se remettre en question. Si tu gardes la distance et que tu respectes les règles de distanciation de ta fonction d’infirmier ou d’ergothérapeute, tu ne prends pas ce risque-là.
Mounia : Grâce à la psychothérapie institutionnelle(1) nous améliorons à la fois la relation entre soignés/soignants et la santé de l’institution, rendue malade par son organisation, ses règles trop punitives et trop liées à des protocoles d’organisation. Donc il faut soigner l’institution pour qu’elle reste humaine et qu’elle travaille à la vie quotidienne, qu’elle permette des liens amicaux qui réparent ce qui a été abîmé à l’intérieur de soi. On a essayé à l’hôpital mais on n’y avait pas suffisamment d’espace. Et puis on était jeunes et très absolus. L’idée nous est venue de créer un lieu pour continuer ce qu’on n’avait pas pu faire à l’hôpital. Le Pianocktail a été créé en 2010 par le psychiatre Charles Burquel, “le collectif à vif”, François Tirtiaux et le club Antonin Artaud ainsi qu’un groupe de patients désireux de trouver une alternative à l’hospitalisation psychiatrique. Créer des lieux comme le Pianocktail dans les Marolles, c’est-à-dire un lieu attentif à la fragilité psychique où l’on peut essayer de retrouver une autonomie réelle au départ d’une structure où l’on n’est pas l’objet de thérapeutes. C’est un peu retrouver nos savoirs tout en gardant le lien avec des institutions comme les hôpitaux puisqu’ils existent et qu’on en a besoin.
Les pathologies du lien
Mounia : La santé mentale, c’est comme dans la cité, on se permet des ancrages qui autorisent qu’on se réapproprie collectivement ce qui fait soin. Si on veut définir la santé mentale et la psychiatrie, je dirais qu’on en a besoin quand les liens humains sont abîmés et malades. Ce que l’on appelle les pathologies du lien. Quand on arrive en psychiatrie, c’est qu’on doit soigner des liens qui ont été très, très abimés qui font qu’on ne sait plus se relier à l’autre sans que ça ne devienne insupportable, impossible et que simplement, on se sente obligé de s’isoler totalement dans sa tête ou physiquement. On vit tous ça mais quelqu’un dont les liens sont plus abîmés vit ça avec plus de force.
Roxane : C’est parler ou circuler avec d’autres personnes qui fait soin et pas nécessairement la monopolisation de la fonction de soignant. On trouve des capacités de soignants même chez les personnes en grande souffrance. On a tous des points forts, on doit les chercher ensemble mais ça prend plus de temps, ça demande plus d’énergie que d’avoir quelqu’un qui te dit “toi tu fais ça et toi tu fais ça” et surtout “tu ne bouges pas de ta fonction et même si ça ne soigne pas, c’est lié à ta fonction”.
Mounia : Il y a une culture collective qui existe, des mouvements d’éducation populaire, ATD Quart Monde, des universités populaires, tout ça nous permet de récupérer le pouvoir et le savoir. On a les éléments à l’intérieur de nos cultures et si on les met ensemble et qu’on arrive à les traduire, on peut faire force, s’auto-libérer, ne pas dépendre et ne pas être humilié par les institutions de soins qui ont tendance à déterminer notre identité ou notre personnalité.
Bistrot culturel
Le Pianocktail est un bistrot culturel, lieu de rencontres et de convivialité ouvert à tous et toutes, où s’expérimente quotidiennement la force d’être ensemble plutôt que seul dans la ville anonyme. On y échange avec des personnes réelles et non des avatars digitaux. Le choix de l’enseigne Pianocktail, contraction de « piano” et “cocktail », mot-valise proposé par Boris Vian dans son roman: « L’écume des jours », est un clin d’œil à la musique et au métissage des publics. Parfois, dans ce lieu, le piano crée vraiment de délicieux cocktails.
NICOLE
(1) La caractéristique de la Psychothérapie institutionnelle est de soigner le collectif soignant et d’humaniser le fonctionnement des établissements psychiatriques afin que les patients reçoivent un soin de meilleure qualité.
L’âme du Pianocktail : l’Assemblée Participative
L’Assemblée participative, qui a lieu tous les seconds mardis du mois, est ouverte aux personnes désireuses de prendre part à la vie du Pianocktail, d’y proposer des projets, des rêves, des changements afin que les participants en débattent et, s’ils l’acceptent, apportent leur soutien à leur concrétisation. Réalisations et propositions sont bénévoles. Pour éviter toutes dérives de pouvoir, d’injustices qui freineraient l’évolution du Pianocktail, l’Assemblée participative est capitale. Chacun est responsable du lieu et de la qualité des paroles échangées afin qu’elles n’entraînent pas de conflits par vanité, humiliation, moquerie ou autres confrontations que le langage peut induire. Les interventions agressives verbales ou physiques y sont interdites.