L’Appétit des Indigestes
Au Pianocktail, bistrot culturel, situé au 304, rue Haute dans les Marolles, réside une troupe de théâtre atypique. Appelée l’Appétit des Indigestes, elle est née en 2013 de la rencontre d’une metteure en scène, psychologue, dramaturge et d’un comédien au passé psychiatrique. Si la préoccupation principale de leur projet est la santé mentale, leur travail se veut plus politique que thérapeutique.
Les membres de cette troupe s’appellent les Indigestes. Personnes de tous âges, d’origines différentes, d’expériences de vie diverses, artistes confirmés ou débutants, soignants, soignés, avec ou sans contact avec la psychiatrie, iels se réunissent au Pianocktail(1) les mercredis de 18h à 20h et les vendredis de 14h à 16h.
Les Indigestes se découvrent en s’exprimant, en se parlant, en échangeant, en écrivant, en s’écoutant, en jouant. Après plusieurs mois d’écriture, de répétitions, iels se retrouvent sur scène pour raconter des fragments de leurs vécus, sans décor ni costume, avec leur corps, leur voix, leur regard.
A trois ou à vingt, que ce soit pour écrire, répéter, jouer ou échanger leurs ressentis, chacune de leurs rencontres commence par des rituels. Sophie Muselle, la metteure en scène, appelle les Indigestes à former un cercle, leur communique les directives concernant le travail, invite chacun·e à s’avancer d’un pas et, par le regard, à prendre conscience de la présence des autres avant de dire leur prénom. Suivent des exercices d’activation de la mémoire.
Séances de travail
La matière première des spectacles de l’Appétit des Indigestes provient des ateliers d’écriture. Sophie donne les consignes ; des binômes se forment et se répartissent dans la salle. L’un·e écrit à la première personne du singulier ce que l’autre lui confie en y ajoutant éventuellement des éléments, des questions. A la fin de l’atelier, chaque paire lit sa création devant le groupe.
Après plusieurs semaines d’atelier, Sophie rassemble, trie, façonne les textes et compose une dramaturgie qui sera présentée aux Indigestes. Après quelques séances de moult modifications vient la répartition des rôles et les répétitions. A partir de ce moment, textes et rôles sont peu modifiés.
Deux Indigestes se titillent lors d’un atelier d’écriture :
A : Tu prends un individu lambda, un normopathe, tu le mets au milieu de cette troupe et peu à peu son comportement va changer. Il va adopter des attitudes étranges, il va dire des choses qu’il ne raconte pas ailleurs.
B : Les gens se sentent en confiance.
A : Il se produit ici une inversion étrange. On a élaboré nos propres codes, des rituels qui n’ont du sens que pour nous. En ce qui me concerne, cet endroit est devenu la norme. C’est le monde extérieur qui me paraît étrange.
B : Et où est le problème ?
A : Tu manques totalement de lucidité. On recrute parmi des personnes fragiles et on leur propose un cadre rassurant.
B : Mais c’est merveilleux !
« Quand je suis arrivée dans la troupe, je me suis sentie acceptée comme je suis. J’ai adoré les ateliers d’écriture. Ils m’ont libérée. Il y a une telle écoute entre nous » déclare une Indigeste.
Pour présenter un théâtre de qualité, Sophie et Pierrot Renaux, son assistant, se montrent exigeants sur la qualité du jeu. Iels insistent autant qu’il le faut sur la prononciation, la voix, le respect du texte, tout en restant à l’écoute de la réalité de chaque Indigeste. Quand arrive la répétition générale, les représentations approchent. Pour pérenniser le spectacle, qui est absent.e lors de la générale sera remplacé.e par un·e autre Indigeste lors des représentations.
Un Indigeste affirme :
« Quand j’ai commencé, je ne me croyais pas capable de jouer sur une scène. Maintenant, je m’y sens à l’aise. C’est magique d’être ensemble et de sentir qu’on s’améliore ».
Après avoir vu le spectacle « Elles », une candidate Indigeste déclare :
« J’ai été époustouflée par les chants. Je ne me crois pas capable de ça ».
Sophie :
« Tu verras, on va travailler et tu en seras capable ».
Un duo écrit :
A : Après une représentation, un comédien a dit : « ce théâtre, c’est toute ma vie ». Une autre : « presque toutes les nuits, je rêve de la troupe ». Un autre encore s’est enfui de l’hôpital pour pouvoir être sur scène. Et dans le public, y avait du personnel de ce même hôpital !
B : Mais tu as peur de quoi, au fond ?
A : J’en sais rien… que les fous gambadent partout, que la frontière normalité et folie soit remise en question… En bref, le désordre généralisé ! Tout un programme !
B : J’ai hâte de vivre ça !
Après la représentation de “Elles” dans un restaurant, Sophie partage : « C’est une expérience importante parce que c’étaient les conditions les plus difficiles pour jouer. C’est dans un resto, les gens ne sont pas du tout préparés ; ils ne nous connaissent pas et vous avez réussi. Réussir à accrocher l’attention d’un public pas là pour ça, c’est presque du théâtre de rue, je trouve que c’est très fort. Cette écoute que vous avez entre vous, ça fonctionne très bien ».
A quoi des Indigestes ajoutent :
« D’une manière générale, c’est magnifique, j’adore jouer comme ça. C’est magique ».
« Ce qui nous rapproche, c’est que tout le monde sur scène regarde la personne qui parle ou qui chante ».
« Dans cette pièce on est particulièrement complices. C’est la confiance totale ».
« La première fois que je suis montée sur scène, je ne disais pas grand-chose mais ça m’a épatée. Je ne pensais pas y arriver et depuis, avec le travail des répétitions, je m’y sens de mieux en mieux ».
Philosophie
Depuis 2013 et dans ses spectacles (L’homme d’onze heures moins le quart, Eux, Anosognosies, Icare, Interstices et Elles), l’Appétit des Indigestes s’interroge sur ce qui fait qu’une personne est considérée normale ou pas. La troupe conteste la manière dont une frontière, presque infranchissable entre la normalité et la folie, est imposée. Elle remet en question la réponse apportée à la souffrance psychique. Ce positionnement nourrit la troupe. C’est en ce sens que leur démarche est plus politique que thérapeutique.
Interviewée pour le journal « En marche » après la représentation du spectacle Elles, Sophie répond : « Nous vivons dans un monde cloisonné. Nous avons peu l’occasion de fréquenter et d’échanger avec qui appréhende le monde d’une autre façon et perçoit les choses différemment, l’Appétit permet cette rencontre qui, bien souvent, s’avère transformatrice. Car, quand un regard s’élargit, l’esprit s’ouvre et c’est magnifique ».
Niceol et autres Indigestes.
(1) Voir Pavé dans les Marolles n°4, 6, 9, 10
Rêves des Indigestes.
Lors du repas de clôture de l’année 2022, les Indigestes ont partagé leurs rêves :
– Moi, je rêve d’un bus, et de partir en tournée avec tout le monde, de jouer sur les routes, de
voyager, comme la troupe de Molière dans un film d’Ariane Mnouchkine.
– Un grand bus, aménagé qui pourrait se transformer en scène de théâtre.
– Waw, c’est grand ça, faudrait un permis, non ?
– Ce serait chouette, mais moi je ne conduis pas ça.
– Moi je veux bien conduire.
– Et si on n’a pas le bus, on pourrait aussi faire ça en train… et on jouerait dans les gares.
– En tout cas, voyager tous ensemble et jouer… oui, pour moi c’est oui !
– Parfois, je rêve aussi de réhabiliter un lieu pour en faire un théâtre.
– Comme le Théâtre du Soleil ?
– Oui exactement !
– Oui ce serait super… mais en même temps, on est bien au Pianocktail.
– Il ne faut pas perdre les liens avec ce lieu.
– J’aime bien cette idée, mais je voudrais aussi qu’on continue à être un peu fragile, un peu bancal.
– Il ne faut pas que ce soit un théâtre trop beau, il faut qu’il soit à notre image.
– Oui, c’est bien qu’on reste sur le fil, qu’on ne devienne jamais trop lisse, trop « propre ».
– Dans les spectacles, c’est bien qu’on garde un côté un peu bancal, un peu risqué.
– Un peu brut.
– Oui, on ne va pas se mettre à jouer avec des costumes, des lumières, ce ne serait pas nous.
– Si on peut dire nos rêves, moi je me demandais si un jour on pourrait avoir des cachets.
– Hein, c’est quoi des cachets ?
– Des médocs ?
– Non non, des cachets, c’est quand les acteurs sont payés.
– Ah oui… bof, je sais pas, ça n’aurait plus le même sens.
– Il faudrait que tout le monde soit payé, alors, comme on est 22, ça serait très cher.
– Ben on parle des rêves, on peut rêver.
– Ici, c’est clair, on a les ateliers gratuits, on ne paie rien pour les « cours » et on n’est pas payé pour jouer, ça a toujours été clair.
– En tout cas, si c’est le rêve pour certain.es, je le note.
– Oui, mais note surtout le minibus et le théâtre.
– Un grand bus ! T’as noté ?
– Oui, oui. J’ai tout noté.