La remailleuse de la rue Haute
Marie-José Devroede a 94 ans, elle est stoppeuse-remailleuse, un métier qu’elle est dernière à exercer à Bruxelles
Cela fait des années que je garde ce pull en laine dont l’encolure s’est défaite. Tous les retoucheurs que j’ai été voir m’ont dit que c’était impossible à récupérer. Et puis j’ai entendu parler de Marie-José, la remailleuse des Marolles. Elle, c’est précisément son métier de remonter les mailles coulées. Elle m’annonce un premier prix en francs belges, les euros c’est pas encore tout à fait rentré.
On s’installe face à la fenêtre qui donne sur la rue. C’est là que Marie-José travaille, à la lumière du jour. De nombreux passants la saluent du trottoir, “on me connait dans le quartier, depuis le temps !” Sur chaque pull, un petit papier indique les retouches à effectuer, “sinon, je m’y retrouve pas”. Marie José pioche dans différentes boîtes remplies de fils, afin de trouver la bonne couleur. “Parfois, je passe plus de temps à chercher le fil qu’à réparer”. Ce sont des filatures françaises qui lui envoient les fils gratuitement m’explique-t-elle, notamment la filature de laine peignée d’Erstein, une des plus grandes filatures d’Alsace jusqu’en 2002. Une fois le fil choisi, Marie-José s’applique à redonner vie aux vêtements en les “stoppant”, c’est à dire en les restaurant lorsqu’ils ont été déchirés, accrochés ou troués. Il ne s’agit pas d’un travail de couture courant, mais de reconstruction complète et fidèle des textiles en re-tissant la chaîne et la trame qui les composent.
Marie-José est née à Petit-Enghien en 1925. Sa mère était couturière, c’est elle qui lui a appris à coudre. En 1939, pendant les grandes vacances, une voisine l’informe que la maison Declercq, située rue des Minimes à Bruxelles, cherche une apprentie. Son père lui donne la permission, “si ça ne marche pas, tu pourras toujours retourner à l’école en septembre”. Marie-José n’avait jamais vu Bruxelles lorsqu’elle arrive pour la première fois à la gare du Midi à 14 ans. Elle apprend le métier de stoppeuse-remailleuse chez Henri Declercq, à une époque où la reprise des bas nylons constitue une activité en soi. Elles étaient au moins cinq travailleuses à pratiquer le stoppage, cette opération de tissage sophistiqué consistant à reconstituer le tissu ayant subi un accident. “À la nouvelle année, Henri et sa femme nous sortaient. Il réservait pour nous au restaurant, au Sablon ou ailleurs.”
Quand Marie-José se met à son compte rue Haute
En 1975, Henri Declercq prend sa pension. N’ayant pas d’enfants, il décide de donner sa clientèle à Marie-José. “C’était moi la remailleuse, c’est pour ça que c’est à moi qu’il a laissé sa clientèle. Les autres étaient tailleuses et stoppeuses. Moi, remailleuse.” Après 36 ans de bons et loyaux services au sein de la Maison Declercq, Marie-José s’installe donc à son compte rue Haute, entre la Chapelle et le Bowling. “C’est Henri qui m’a dit de m’installer ici, pas loin de l’ancien magasin. C’était une friteuse avant.”
Nous allons prendre un café à l’arrière de la boutique. Une vieille gazinière offerte par Henri Declercq trône à côté d’un poêle à chaleur. Au-dessus, des photos de la petite fille et des arrières petits-enfants de Marie-José nous sourient. “Ils viennent tout le temps me voir, souvent le vendredi”. Il y a même un lit, dans lequel la remailleuse peut dormir quand il n’y pas de train et qu’elle ne peut pas rentrer chez elle le soir.
“Au fond c’est pas chez moi ici. Je suis une étrangère.”
Tous les matins, Marie-José arrive d’Enghien par la gare Centrale pour ouvrir la boutique à 8h, et elle repart à 15h30. Elle ne va jamais flâner au Jeu de Balle ou prendre un café dans le quartier. Le midi, elle mange une tartine dans son magasin, en compagnie d’une amie marollienne pensionnée qui habite à côté.
“Tant que je peux, je viendrai travailler ici. Si je ne travaille pas, c’est foutu. J’aime mon métier, si je ne l’avais pas aimé, j’aurais arrêté tout de suite. J’aime bien faire plaisir aux gens”. Avant Marie-José travaillait tous les jours. Depuis quelques années, elle ferme le samedi et le dimanche. “Il faut bien que je fasse le ménage chez moi et que je m’occupe de mon jardin”.
Derrière le comptoir, Marie-José s’empare d’un livre intitulé “Personnages populaires de Bruxelles” dans lequel elle figure. Populaire, c’est vrai qu’elle l’est. “Les gens viennent de partout pour me voir, même le roi. Ce sont des gens comme nous. Ils mangent comme nous, ils font pipi comme nous et ils font réparer leurs pulls comme nous. Je ne fais pas la différence”.
Elle n’a jamais appris le métier à personne, bien qu’on le lui ait souvent demandé. Et ça n’a pas l’air de la chagriner que ce savoir-faire risque de disparaître quand elle ne sera plus là pour le pratiquer. “Après moi je m’en fous. Je suis honnête, je le dis comme je le pense.”
Un métier en péril
Le métier de stoppeuse remailleuse est donc en voie de disparition. Et pas seulement en Belgique. En France, la Maison Perrin, située dans le centre de Paris a mis la clé sous la porte il y a quelques années. Cet atelier réputé qui existait depuis des générations et auquel de nombreuses marques de luxe faisaient appel pour repriser des vêtements, n’a pas trouvé de repreneur. Ils ne sont plus qu’une dizaine en France à perpétuer la tradition de ce métier d’une technicité inouïe. L’atelier d’Isabelle Godfroy, qui existe depuis trois générations à Lille (la grand-mère d’Isabelle était picurière et sa mère stoppeuse, Meilleur Ouvrier de France en 1976), fait partie des derniers survivants.
Depuis l’arrivée du prêt-à-porter et du changement des habitudes de consommation, les gens ont perdu le réflexe de faire appel aux stoppeuses. Nous avons oublié ce geste simple de faire réparer nos habits au lieu de les jeter. La mode de la récupération a du mal à s’imposer face à l’injonction à la surconsommation, exacerbée par l’obsolescence programmée de produits “jetables”. D’autre part, nos vêtements synthétiques sont plus difficiles à rapiécer, repriser, remailler, que les matières “nobles” (laine, soie, coton). Il n’est pas étonnant que l’une des dernières remailleuses à exercer encore ce métier se trouve dans les Marolles, un quartier où la “récup” et la volonté de donner une deuxième vie aux objets sont presque une philosophie de vie. Cultivons cela, préservons cette éthique de la seconde chance, c’est tellement précieux.
• Camille Burckel
Dessin : Camille Burckel
bonjour Mme. j’aime ce métier et je suivre une formation avec vous. est-ce possible ?