La Maison du Peuple de Bruxelles : l’époque des grèves

Résumé des épisodes précédents : nous avons vu qu’à partir de 1870, un vaste mouvement d’auto-organisation du prolétariat s’articule autour des coopératives ouvrières. En 1895, la Société Coopérative Ouvrière de Bruxelles achète un terrain rue Joseph Stevens, entre l’église de la Chapelle et la place du Sablon. Victor Horta est choisi comme architecte. Il réalise un batiment plurifonctionnel abritant le siège du Parti Ouvrier Belge ainsi que les bureaux des organisations syndicales socialistes, les magasins coopératifs sans oublier un magnifique café. Un grand navire, un mix étonnant de matériaux : pierre bleue, brique, fer, fonte, bois, verre. D’une modernité phénoménale ! La Maison du Peuple de Bruxelles ouvre ses portes en avril 1899.

Épisode 3 : Luttes pour le suffrage universel

Pour comprendre ce qui se joue entre ses murs, nous devons commencer par un rapide retour en arrière concernant le contexte politique de ces années-là. En 1893, suite à la première grève générale pour l’obtention du suffrage universel qui est suivie par 200.000 personnes pendant une semaine, le parlement à dominante catholique lâche du lest avec la mise en place du vote plural. Son principe : tous les hommes belges de naissance et âgés de vingt-cinq ans accomplis vont pouvoir aller voter mais certains pourront donner jusqu’à deux voix de plus. Qui bénéficiera de ce privilège ? Les petits propriétaires, les rentiers, les professions libérales, les titulaires d’un diplôme universitaire ou les personnes exerçant dans la fonction publique. Le but de ce système électoral est de minimiser le raz de marée du vote ouvrier. Malgré cela, 28 députés socialistes entrent à la Chambre suite aux élections de 1894. Côté catholique, on compte 104 députés quant aux libéraux, ils en ont 20. Ce vote plural, sorte de variante du vote censitaire, sera utilisé en Belgique de 1894 à 1918.

Le congrès d’avril 1901 réaffirme donc la volonté du POB d’obtenir le suffrage universel masculin pur et simple par tous les moyens classiques dont il dispose y compris la grève générale et l’agitation de rue. En mars 1902, une demande de révision de la Constitution allant dans ce sens est déposée à la Chambre. Il est décidé lors d’un meeting à la Maison du Peuple de faire monter la pression avant que n’en soit rendu le résultat. En avril 1902, effectivement, ça chauffe! À Bruxelles, pendant plusieurs jours, des manifestations partent de la rue Joseph Stevens et se frottent aux forces de police. La répression se fait de plus en plus dure mais la foule, elle, augmente. Ainsi, le 9 avril, on compte un gros milliers de manifestants, le lendemain, 10.000 personnes se retrouvent devant la Maison du Peuple. Les actions des cortèges dans la ville se font plus audacieuses : vitrines de magasins brisées et barricades. Le 10 avril, la Garde Civile fait évacuer la Maison du Peuple sous la menace des fusils.

Parallèlement, le POB est contraint par la base des bassins industriels wallons à appeler à la grève générale. Dans la soirée du 12, les gendarmes chargent devant la Maison du Peuple puis tirent à bout portant sur la foule alors qu’elle s’éparpille entre la rue Haute et la rue de l’Escalier. Le 18 avril, on dénombre 250.000 grévistes, dans tout le pays. Sur le terrain, le monde ouvrier érige l’émeute comme pratique politique. Le caractère équivoque du POB apparaît au grand jour quand, effectuant un revirement complet, il appelle à mettre fin à la grève le 20 avril. Dans leur logique parlementariste, les dirigeants du parti entrevoient, à court terme, la possibilité de participer à un gouvernement de coalition avec les libéraux à qui toute cette agitation ne plaît guère. La recherche d’accommodement avec la bourgeoisie prend le dessus sur la lutte ouvrière. La grève est un échec. Le bilan des victimes de la violence des forces répressives est lourd : une femme tuée dans le Hainaut, trois ouvriers tombés sous les balles des gendarmes à Bruxelles, six tués et plusieurs blessés par balles par la garde civique à Leuven.

Ombrelles et Karl Marx

Dans les cercles socialistes, en ce début de siècle, la Maison du Peuple reste incontournable. Par sa beauté, avec son enchevêtrement de locaux et de fonctions, elle fait la fierté du peuple ouvrier. Espace social et unitaire, c’est comme une seconde maison. À voir l’attention donnée à la lumière, aux finitions, aux mille choses qui la rendent unique, Victor Horta l’a sans doute conçue ainsi. Au quotidien, on y entre pour faire des courses de consommation courante à l’épicerie ou à la boucherie, on vient y boire un verre en lisant les journaux, on y rencontre des camarades pour parler de politique. On peut aller écouter une conférence de la section d’Art et d’Enseignement dans la salle Blanche. Le but de la Section d’Art est de tisser des liens entre les artistes et le prolétariat. Une sorte d’éducation par le beau.

La Maison du Peuple, relais de la politisation ouvrière, est aussi le siège de l’organe de presse Le journal des correspondances, un mensuel qui met les affiliés au courant des dernières avancées syndicales, des nouveaux salaires minimaux selon les différentes professions en Belgique mais fait également le lien avec des congrès de fédérations ouvrières au niveau européen. Dans la grande salle des fêtes se tiennent quantité de congrès : d’abord tous les Congrès de la Commission Syndicale, ancêtre de la FGTB, mais aussi des congrès de syndicats professionnels comme celui des syndicats textiles, des travailleurs du bois ou encore des Congrès internationaux comme celui des mineurs en juin 1903. Durant 4 jours, 75 délégués anglais, allemands, français, autrichien et belges représentant 1.276.500 mineurs se rencontrent.

À la même époque, les magasins coopératifs connaissent leurs heures de gloire. Dans leurs rayons, on trouve de la bonneterie, des tissus pour dames, de la confection pour hommes. Ces bruissements de textiles se déroulent en toutes lettres sur la façade. Oui, c’est écrit : draperies, flanelles, ombrelles, soieries. Tandis que couronnant de manière symétrique la façade curviligne, incluses dans les ferronneries de la terrasse, des inscriptions émaillées portent les noms de Jean Volders et Karl Marx d’un côté et de Proudhon et César De Paepe de l’autre. Idéologiquement, c’est comme mélanger de l’eau et de l’huile. C’est peut-être aussi une manière de dire qu’au POB, il y a une aile issue de la gauche radicale et une aile réformiste.

Des bureaux, des bureaux, des bureaux

En 1911, sans le concours de Victor Horta, sans même le prévenir à vrai dire, la coopérative décide d’effectuer des transformations et d’agrandir. Le chantier est confié à Richard Pringiers, son ancien dessinateur principal. Il s’agit de créer de nouveaux espaces pour les syndicats. Et voilà que l’immense terrasse qui avait une vue imprenable sur la ville, n’est plus qu’un étage de bureaux en plus. L’année suivante, de nouvelles transformations portent une nouvelle atteinte au plan original avec la construction d’une extension volumineuse. Truffée de bureaux, elle est située à l’arrière du bâtiment et son rez-de-chaussée devient une seconde salle des fêtes. Toujours ce fichu manque de place ! “Elle n’a pu grandir proportionnellement au parti”, écrira Victor Horta en parlant de la Maison du Peuple dans ses mémoires.

La suite au prochain numéro !

• Frédérique Franke

Bibliographie :
• Merci à Francine Bolle pour son aide concernant les aspects syndicaux et l’envoi de documents.
• Delhaye Jean, “La Maison du Peuple de Victor Horta”, Textes présentés et commentés par Françoise Dierkens-Aubry, Atelier Vokaer, 1987.
• Vanesse Anne, “Rosa Luxemburg et les socialistes belges”, éditions Cimarron, 2018.
• Liebman Marcel, “La pratique de la grève générale dans le Parti Ouvrier Belge”, Le mouvement social n°58, 1967.
• Malinconi Nicole, “De fer et de verre, La maison du Peuple de Victor Horta”, Les impressions nouvelles, 2017.
• Cossart Paula, Talpin Julien, “Les Maisons du Peuple comme espaces de politisation”, Revue française de science politique, 2012.
• Horta Victor, “Mémoires”, édités par Cécile Duliere, Bruxelles, Ministère de la Communauté Française, 1985.
• Van Kalken Frans, “Commotions populaires en Belgique (1834-1902)”, Bruxelles, 1936.

Pour (re)lire les premiers épisodes de ce feuilleton :
www.pave-marolles.be/tag/feuilleton

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