La Bataille des Marolles
Juin 1969, une menace pèse sur le quartier de la Marolle : sa démolition pour construire des extensions du Palais de Justice. Les habitant-e-s réagissent immédiatement et livrent bataille contre ce projet. Après plus de deux mois de lutte, la bataille est gagnée. Mais pas la guerre. Que s’est-il passé en 1969 ?
Le 30 juin comme à l’accoutumée, le facteur Jef distribue le courrier à la Marolle. Dans sa sacoche, se trouvent des enveloppes à l’entête du Ministère des Finances. Elles sont destinées aux propriétaires d’immeuble dans le quartier. La lettre annonce qu’un Arrêté Royal daté du 28 février 1969 prévoit l’expropriation de toutes les maisons situées à la Marolle soit rues Wijnants, rue Monsterrat, rue des Prêtres, rue de la Prévoyance et rue aux Laines.
Ces expropriations sont jugées nécessaires et d’ « extrême urgence » pour la construction d’extension du Palais de Justice. Cela signifie que 1.200 personnes seront obligées de se reloger dans les six mois et non d’être relogées ! Les bâtiments annoncés doivent accueillir des bureaux et des locaux pour accueillir des archives. Rapidement les habitant-e-s manifestent leur mécontentement contre ces expulsions qui, entre autres, ne garantissent aucun relogement.
Les Marolliens décident de livrer bataille contre les ministres qui ont pour noms De Saeger (Travaux Publics), Snoy (Finances) et Vranckx (Justice). Ils bénéficieront de l’aide des Amis des Marolles, la Promotion des taudisards, la Commune libre et d’autres groupements.
Juillet 1969, début d’une bataille
Afin de faire connaître au public la menace qui pèse sur le quartier, les Marolliens organisent une campagne d’information par voie d’affiches et conférences de presse. La première a lieu le 4 juillet, en pleine rue. Les intervenants se tiennent sur la plate-forme d’un camion face à des journalistes attablés à des tréteaux de brasserie. Derrière ces derniers, la foule brandit des pancartes : « Soutenez le plus vieux quartier des Bruxelles », « Luttons pour sauver nos maisons », « La Marolle aux Marolliens ». Les fenêtres accueillent d’autres slogans : «J’y suis, j’y reste », « Une honte, un scandale ! ».
Le quartier arborent des drapeaux noirs, de grands voiles mortuaires encadrent la Chapelle de Notre-Dame de Montserrat. Des banderoles traversent les rues : « Non aux Ministres Vranckx, De Saeger et Snoy ». Derrière les orateurs une pancarte : « Pas toucher au coeur de Bruxelles : la Marolle ». Sur le marchepied du camion, un homme est coiffé d’un chapeau « buse » avec l’inscription « NON ». « Non » deviendra le slogan fédérateur de cette bataille qui commence.
C’est dans cette ambiance que Philippe Dekeyser, président du Comité Général d’Action des Marolles, rappelle la menace qui pèse sur le quartier. Roger Leblanc, président des Amis de la Marolle, livre le plan bataille : campagne d’affichage, pétitions, visites aux différents Ministres et au Bourgmestre de la Ville. Pour finir, le vicaire Jacques Van Der Biest fait une intervention détonnante : « On croit que nous sommes comme un bac de bière, avec toutes les bouteilles séparées. Ce n’est pas vrai, nous sommes un tonneau. Et voilà que ce tonneau est menacé d’être percé, couvert de trous, cassé tout à fait… Les Ministres disent certains, c’est des grosses têtes, on ne peut rien faire contre eux. Ce n’est pas vrai, il suffit d’être convaincu. Est-ce que vous êtes d’accord là-dessus ? ». La foule hurle un « OUI »… « franc et massif ».
« La Marolle ? Un bac de bière ? Non ! Un tonneau ? Oui ! Un tonneau rempli de bière ou de poudre ? Un tel tonneau s’appelle un barril : Messieurs les Ministres vous avez tiré les premiers. Attention ! », reprend la presse au lendemain de la conférence. La guerre est déclarée, la Bataille commence, elle durera trois mois.
Août 1969, une première victoire
Comme prévu par le plan de bataille, des affiches apparaissent partout dans le quartier, « NON » inonde les fenêtres, les murs… Des délégations se rendent chez les Ministres avec un discours neuf dans l’histoire de la ville : « Une ville c’est d’abord des habitants avant d’être des bâtiments ».
Durant ce premier mois de lutte, un hebdomadaire prétend que les Marolliens vivent « dans la crasse de maisonnettes branlantes ». Les habitant-e-s furieux répondent à cette attaque. Pour montrer leur volonté de rester dans leur quartier et montrer que les habitations sont propres, ils fleurissent celles-ci, repeignent leurs châssis et cage d’escalier. « Nous sommes heureux chez nous et devons le montrer ». Les Marollien-ne-s révèlent ainsi qu’ils habitent bien. Habiter cela signifie bénéficier d’un logement mais aussi d’un espace de vie extérieur à celui-ci où la relation sociale à toute son importance. Vivre à la Marolle, c’est bénéficier et contribuer à un véritable réseau social.
Forts de ce réseau, les habitants obtiennent gain de cause. Les Ministres déclarent qu’ils ne sont plus partisans du projet d’extension du Palais de Justice au détriment de la Marolle. Ils renoncent aux expropriations. Une première victoire ! Mais si pour le mois de septembre, les Ministres n’ont pas renoncé définitivement au projet, les Marollien-ne-s prévoient d’organiser une grande manifestation. « Peut-être n’est-il pas à souhaiter de laisser couverte la colère parmi cette population bien décidée à se défendre », relate un journaliste.
Septembre 1969, la victoire
Septembre, l’administration renonce définitivement au projet. Le 19, pour fêter la victoire, les Marolliens organisent l’enterrement de « Monsieur le Promoteur et de Dame Bureaucratie ainsi que leur enfant, le projet d’expropriation de la Marolle ». Un cercueil prend place sur un corbillard tiré par un poney. De part et d’autre de celui-ci des cagoulards portent des flambeaux. Derrière le char funéraire, suivent des pleureuses et les « membres de la famille » tout de noir vêtus. Une fanfare joue la marche funèbre. Des enfants déguisés et maquillés exécutent une farandole autour du cortège.
L’incinération des corps marquent la fin de la cérémonie. Tandis que le cercueil brûle, la fanfare joue l’hymne marollien, repris en chœur par la foule. Les cendres sont recueillies dans un bocal qui est placé dans le trottoir, rue Montserrat, près de la Chapelle Notre-Dame de Montserrat. Une dalle en ciment ferme cette sépulture. Une épitaphe est gravée à main libre « Ci-gît le promoteur immobilier et sa fidèle épouse la bureaucratie. Concession à perpétuité ». En 1989, une stèle définitive sera placée sur une façade à hauteur du n°12 de la rue Montserrat.
La Bataille est gagnée mais pas la guerre.
Léopold Vereecken