« J’habite, tu habites, ils spéculent »
C’est à l’Union des Locataires Marolliens (ULM), rue des Renards puis lors d’une action militante contre les expulsions, rue de la Porte rouge(1), que j’ai découvert Sarah De Laet. Un soir d’octobre 2022, j’ai poussé la porte du Mazette, place du Jeu de Balle pour assister à sa conférence gesticulée : « J’habite, tu habites, ils spéculent »(2) mais aussi pour la rencontrer.
Expulsions, familles sans toit, logements vides, loyers trop élevés et revenus trop bas. « Pour parler de politique du logement sans tomber dans le misérabilisme, dans quelque chose d’hyper triste, tout en gardant un discours structuré, intéressant, accessible ». Sarah De Laet a choisi ce moyen de communication. « Dans la conférence gesticulée, il y a une forme ouverte qui dit « c’est OK que tu sois là où tu es et laisse-moi te raconter qui je suis ». N’étant pas comédienne mais géographe, elle a donc suivi une formation étalée sur presque six mois pour apprendre les structures rigoureuses de cette forme de spectacle où trois fils se mélangent. Premièrement, il y a du savoir chaud, les éléments d’expérience : « je me livre, je raconte des choses qui peuvent être plus ou moins jolies et voir quelqu’un qui se livre c’est émouvant, ça touche. » Secundo, il y a le savoir froid, les éléments théoriques : « ce sont les moments où je parle de la géographie de Bruxelles, de sa forme sociale. » Puis, un troisième fil : « c’est ce petit truc qui est un peu décalé et pour moi, c’est Starmania, l’opéra rock de Michel Berger. Starmania, ça parle de tout, même du logement. Comme le sujet est tellement sérieux, faire chanter le public, c’est une bonne stratégie et chanter tous ensemble, c’est si naturel ! »
Dénoncer la violence des expulsions
« J’habite, tu habites, ils spéculent » parle de Bruxelles où Sarah joue ses conférences devant un public plutôt issu de la classe moyenne même si elle voudrait que ce soit autrement « mais ce n’est pas autrement. Ces personnes ne sont pas menacées d’expulsion et si certaines d’entre elles ont un passé ou un présent de propriétaire bailleur, elles connaissent toutes quelqu’un qui est propriétaire bailleur. J’ai envie qu’elles se rendent compte que l’expulsion est un acte d’une violence inouïe. Si une de leurs connaissances leur dit « Je vais expulser mon locataire parce qu’il ne paye pas son loyer », j’ai envie qu’elles se souviennent de ce que j’ai raconté et ça marche, je crois. Cette partie-là, les touche. »
Ce fléau social se trame en toute discrétion et pourtant : « Douze expulsions en moyenne sont prononcées par jour à Bruxelles et on n’en parle nulle part, jamais ! » Sarah De Laet a-t-elle le droit de parler de ce qu’elle ne vit pas ? « Je ne me mets pas à la place de quelqu’un qui vit une expulsion, je suis moi-même. Je me raconte regardant une expulsion. C’est ça qui me permet d’oser monter sur scène. Je suis Sarah et Sarah qui raconte, parce qu’on ne se rend pas compte de ce que les gens vivent. Avec le Front anti-expulsion, on voulait, depuis le début, les rendre visibles » insiste-t-elle. Sarah de Laet est seule sur scène mais le processus de création est collectif, réalisé notamment avec les groupes militants : Action Logement Bruxelles et le Front anti-expulsion.
Si le logement social ne peut expulser ses locataires en hiver, le privé le peut : « Le gouvernement bruxellois était occupé à rédiger une loi pour imposer la trêve hivernale. Ce projet de loi, ils l’ont envoyé au Conseil d’État qui a donné son avis « Cela contrevient à la protection de la propriété privée ». On en est là ! C’est pourquoi j’ai voulu faire cette conférence. La propriété privée nous enferme tellement, on la protège tellement que l’humain a disparu. Si on ne peut rien faire à cause de la propriété privée, alors on fait disparaître la démocratie. »
Projets de mouvement social et de coopératives
Si j’ai beaucoup appris lors de cette conférence gesticulée, j’avoue à Sarah De Laet qu’elle m’a laissée plutôt pessimiste. Elle me répond « Elle l’était à ce moment-là, on avait que de mauvaises nouvelles. En ce moment, j’ai un peu d’espoir parce qu’il y a des choses qui sont occupées à se mettre en place. C’est pourquoi la fin de la conférence n’est plus la même. D’abord, on est plusieurs à avoir envie de fonder un mouvement social, on va mettre de l’énergie là-dedans, assumer que l’on pense pouvoir organiser des choses pour que les gens nous rejoignent. En plus, en ce moment, on discute beaucoup sur la question des coopératives de locataires. » En plus, différentes associations s’organisent pour séparer le sol du bâti. « À Bruxelles, il y a notamment le « Community Land Trust de Bruxelles » et le « Fair Ground Brussels ». » D’après leur site internet, la première soutient la construction d’une ville dans laquelle toutes les personnes à faibles revenus peuvent vivre dans un logement abordable et la seconde se définit comme une coopérative immobilière à finalité sociale.
Grâce à ces associations, il devient possible de se protéger de la spéculation : « De toutes ces créations surgit une forme juridique dont l’idée est que le sol appartient à un trust, un groupe de personnes. Ils ont créé une structure qui fait que ce sol, on ne pourra jamais le vendre, il est sorti du marché. Des dispositifs sont pris pour récupérer de l’espace et des sols qui sortent du marché pour toujours. C’est vraiment un objectif qui a plein de sens et qu’on peut se donner. Cela ne s’oppose pas à la notion de propriété privée, il s’agit de récupérer du sol, comme le fait le logement social. Occuper du sol qu’on n’est pas censé vendre. C’est une vraie stratégie pour sortir les sols du marché. Obliger des collectivités qu’elles soient publiques ou privées à se protéger de la spéculation immobilière sur le sol. Il existe déjà un super outil socialement juste et anti spéculatif, c’est le logement social, mais malheureusement on n’en construit pas assez, alors que c’est vraiment très puissant. »
L’État et la propriété privée
« Il y a différentes choses comme ça qui me donnent de l’espoir et on est dans un moment où il y a une volonté de faire baisser le prix des loyers dans plusieurs grandes villes européennes mais à nouveau, elle butte sur l’objection de la propriété privée. L’État et la propriété privée sont nés en même temps. » Une des prérogatives de l’État c’est de garantir la propriété privée. « La pression de la propriété privée est très forte et n’a pas toujours été aussi forte ». Sarah De Laet plaide pour qu’on la protège moins et que l’on garantisse surtout le droit au logement. « Je constate qu’il y a plein de villes qui, les unes après les autres, créent du mouvement social et quand il obtient quelque chose, il est cassé au niveau fédéral. Buter sur la propriété privée à un moment où les prix sont si élevés, c’est un déni de démocratie » clame-t-elle.
La conférence gesticulée
Franck Lepage, militant de l’éducation populaire qui créa la première conférence gesticulée en 2004 dans le cadre du festival d’Avignon, considère que cet outil politique a un effet transformateur pour la personne qui s’y engage et Sarah De Laet d’ajouter : « La conférence gesticulée en général, c’est un dispositif qui raconte comment quelqu’un s’est mis à penser que le problème c’était le capitalisme. En fait, toutes les conférences gesticulées parlent de ça, quels qu’en soient les sujets. Ce qui est intéressant, c’est qu’elles parlent vraiment de où tu étais et où tu arrives. Du coup, dans ce chemin politique, à un moment donné les gens se retrouvent en toi. Je crois qu’on a beaucoup à faire dans les prises de paroles politiques. »
Nicole Tonneau
(1) Voir Pavé dans les Marolles n°11
(2) www.conferences-gesticulees.net/conferences/jhabite-tu-habites-ils-speculent/