n°14Portraits

Je suis la dame du Fuse

Depuis son ouverture dans les années 1990, Mme Correa est l’un des piliers du Fuse, club techno de renommée internationale situé rue Blaes. Également habitante du quartier pendant de nombreuses années et témoin privilégié de ses transformations, son récent déménagement a été une occasion de la rencontrer autour d’un café et d’un tùron pour aborder pois chiches, pissotte et flyers.

On va commencer par le début. Où est-ce que vous avez grandi, Mme Correa?

Personne ne me connait sous le nom de Madame Correa, on me connait par mon prénom, Conchita. Je suis espagnole. Je suis née à Billaza et puis je suis partie à huit ans dans les Asturies. Je suis arrivée en Belgique en 1960. J’avais 19 ans, j’étais jeune, déjà mariée. Mon mari n’était pas très bien déjà. Il travaillait. C’était le seul salaire qui rentrait à la maison. Lui, il a travaillé dans la mine, trois ou quatre ans. Mais il était boulanger, un vrai panadero.

Vous pouvez nous décrire votre arrivée à Bruxelles ?

Je suis arrivée à la gare du Midi. Tout ce que je savais dire c’était « S’il vous plaît » et « Merci ». Et j’avais 5 francs belges dans ma poche. C’est tout. J’ai pris la première rue, la rue d’Angleterre, et là, après la rue Emile Féron, il y avait une pension espagnole. Me voilà tombée chez un monsieur qui s’appelait José Gomez. C’est lui qui a ouvert le Disco Rojo (le Disque Rouge) après. Et lui, il m’a aidé à trouver du travail, il a mis des annonces dans le journal, il téléphonait aux gens. J’étais très jeune, je faisais très jeune aussi et j’avais deux tresses comme une indienne. Tout le monde me refusait. Surtout que j’avais une alliance au doigt. 

Ça changeait quoi votre alliance ?

On voulait une jeune fille pour travailler, pas une femme mariée qui va bientôt faire venir son mari. Donc, le troisième jour, Monsieur Gomez a dit : « Écoute, enlève ton alliance, on va essayer. » Et on a téléphoné à Madame de Cyther, qui était très gentille, elle parlait l’espagnol. Son mari était directeur à Zaventem. Et elle, elle a dit : « On la prend ! » Et cinq mois après, voilà, mon mari est arrivé et c’est eux qui ont tout fait pour le mettre au sanatorium. Il y est resté presque deux ans. Il avait la tuberculose. 

On n’avait pas de papiers. Tous les trois mois, il y avait un policier qui se mettait d’accord avec mon patron. Il prenait mon passeport, il faisait mettre un cachet en France, il revenait et j’étais de nouveau bonne pour être inscrite à la commune. On m’inscrivait de nouveau et c’est chaque fois, le même train-train pendant deux ans. 

Et finalement, vous avez arrêté de travailler pour ces patrons ?

Mes patrons ont été comme des parents pour moi, ils nous ont trouvé une place chez des avocats comme domestiques. On est partis de là parce que mon mari n’aimait pas être domestique… Et en 1969, j’ai pris une boulangerie rue Blaes au n°221. Barcelona, c’était son nom. On habitait dans la maison arrière de la boulangerie. Juste en face, c’était le cinéma RAF qui est devenu le Disco Rojo.

C’était votre mari qui faisait le pain ?

Non, c’était un dépôt. On n’avait pas que du pain. Des couques, des pois chiches, des boîtes de conserve, un peu d’alimentation. Des sardines, des boîtes de thon…un peu de tout.

Dans les années 60, il y avait encore beaucoup d’Espagnols dans le quartier ?

Oui, il y en avait beaucoup, des Espagnols et des Italiens. À ce moment-là, il y avait encore le cordonnier ici plus loin, rue de Nancy… il y avait Casa Servanda, aussi rue de Nancy sur le coin… il y avait Casa Maria près du Boulevard. Enfin, il y avait beaucoup de bazars espagnols, quoi !

Vous fréquentiez la communauté espagnole ?

Si si, je suis allée de temps en temps à ce club-là, le Garcia Lorca, à cette époque c’était rue de l’Hôpital… C’était très antifranquiste. On avait parfois des conférences, ils y allaient dur quand ils se parlaient. J’avais 20 ans… vous savez, ça me faisait ni froid ni chaud. J’allais voir les gens que j’avais connu à la pension.

Vous nous parliez du Disco Rojo… Vous y alliez parfois ?

Au Disque Rouge, moi jamais ! J’avais la boulangerie en face. Donc il y avait le cinéma RAF qui était en face de chez moi. Le cinéma a fermé vers 1972. Ça a été fermé pendant deux ans, deux ans et demi, puis il y a eu les travaux pour ouvrir la discothèque. Le Disco Rojo a ouvert le 24 décembre 1974. Ça, je le sais…

Je suis, par contre, rentrée dans la discothèque pour ramasser des cafards, parce qu’il y en avait beaucoup. Mon mari avait les clés et on s’occupait un peu. Et puis quand l’alarme sonnait au Disco Rojo, ça sonnait d’abord chez moi parce que j’étais en face. La police me téléphonait. Ils me disaient “mot de passe” et moi : “Barcelona!” Et puis, je téléphonais au responsable ou mon mari allait voir d’abord qu’est-ce qui se passait. Donc, j’ai toujours été dans la discothèque même au Disque Rouge… mais pas pour danser ! 

Ramasser des cafards ? Vous pouvez nous expliquer ?

On mettait du produit quand on partait et j’allais les ramasser le lendemain. Sur le comptoir, par terre, partout y’en avait…des milliers, des millions! Maintenant, y’en a pas. C’est la vérité. Il y a de temps en temps un rat à la cave mais c’est tout. Et c’est ça aussi, parfois les rats faisaient marcher l’alarme pour rien.

Vous pouvez nous décrire le Disque Rouge ?

Le Disque Rouge, il faisait beaucoup les baptêmes des étudiants. On ouvrait à 16h et on fermait à minuit. Il y avait beaucoup de bagarres, c’était mal entretenu. Moi j’ai commencé à y travailler pour laver les nappes. Parce qu’il y avait des tables pour des spectacles avec des personnes travesties… C’était pas des soirées dansantes homo comme maintenant.

Votre boulangerie c’était un peu le bureau du Disque Rouge ?

Au début, la discothèque n’avait pas de téléphone, de 1974 à 1976, c’est la raison pour laquelle beaucoup passaient chez moi. Moi, je servais du café, des gâteaux. Ils venaient avec le patron pour faire les papiers, voir les flyers…

Le Disque Rouge ferme et…

Mais il n’a jamais fermé le Disque Rouge. C’est le même endroit. Quand le Disque Rouge s’est fini, alors, là ce n’est plus Monsieur José Gomez qui était patron. C’est Roberto qui a repris en compagnie de Thierry Ceuppens et Olivier. Et ils ont commencé par faire La Démence. On la faisait presque tous les week-ends, le vendredi. Après, c’est devenu ce que c’est maintenant : Le Fuse. On changeait un panneau en façade, on devait le changer à chaque fois. D’un côté il y avait marqué Fuse, de l’autre La Démence. Et ça a continué à faire La Démence chaque vendredi de la fin du mois. Et le restant du temps, c’est soirée normale Fuse. Quand c’est férié le lundi, alors la Démence, c’est le dimanche. 

Au début vous donniez des petits coups de main pour le Fuse…

Dès le début du Fuse, j’ai fait les enveloppes et les t-shirts. Je faisais la lessive, je repassais. En 1992, quand ça a commencé avec le Fuse et la Démence, le courrier venait chez moi. Parce que le facteur ne pouvait pas le mettre à cause de la grille. Le courrier ou les paquets ou quand il y avait une livraison d’alcool, tout ça était déposé à la boulangerie.

Je faisais aussi tous les flyers, je mettais les timbres, je remplissais les enveloppes, je mettais ça par commune et on venait les chercher. 

À ce moment-là, il n’y avait pas encore Facebook, j’ai fait jusqu’à 15.000 flyers mais je n’étais pas toute seule. Mon mari s’y mettait quand il était là, mes enfants s’y mettaient, mon neveu s’y mettait, les voisins tunisiens du 1er étage s’y mettaient et on était tous payés à l’heure. C’est moi qui calculait à peu près. On commençait par mettre les adresses sur les enveloppes, il fallait les coller, c’était sur des étiquettes que eux faisaient. Il y avait la Belgique, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne, la France, l’Amérique, St Domingue, San Francisco… J’avais toute l’histoire du monde. Thaïlande, Japon… de partout.

Vous pensez en avoir envoyé combien ?

Je n’en sais rien… des milliers, des milliers. Pour une Démence par mois, c’était 3.000. Il y a eu une fois pour un mois, 15.000 enveloppes alors là, c’était le bordel chez moi.

En 2000, ça commençait à diminuer… j’en ai encore fait jusqu’en 2012. Maintenant il n’y a plus rien. Maintenant, tout est par Internet.  

Votre boulangerie, vous l’avez tenue jusqu’à quand ?

Jusqu’à 2002 parce que le bail est arrivé à son terme. Trente-six ans et le propriétaire voulait louer ça autrement. Il a d’ailleurs loué ça comme appartement. Et moi, je suis partie rue du Métal à Saint Gilles. Je commençais alors à travailler ici, à la discothèque. Aux toilettes, ça fait maintenant vingt-deux ans. Je suis revenue habiter rue Blaes en 2009. À ce moment-là, je travaillais un peu pour aider une dame qui était plus âgée que moi qui avait un magasin un peu plus loin, Perfecta. C’est connu, hein ! Des habits pour le travail. 

J’ai dû déménager de la rue Blaes en 2023. Le propriétaire voulait faire des travaux, il m’a demandé de partir. Mais les Marolles, j’adore. J’habite ici depuis 1969. C’est mon pays ici ! 

Comment avez-vous commencé à faire le nettoyage au Fuse ?

Quand j’ai pris ma retraite, j’avais presque soixante-trois ans, en 2003, Olivier, le gérant m’a téléphoné. Et il m’a dit : “J’ai un problème, est-ce que tu peux nous dépanner ce soir comme Madame pipi ?” Et j’ai toujours continué. 

Vous faites aussi les soirées de La Démence au Palais 12 au Heysel ?

J’ai fait des Démence au Palais 12 et des Fuse aussi. On m’a filmé pendant trois heures et je dansais avec un seau et tout ça. Je suis la dame du Fuse. Je suis l’âme du Fuse. Et j’ai travaillé à l’ancien Casino de Bruxelles, près de la Gare Centrale. J’ai travaillé à l’avenue Louise. Avec le Fuse à Anvers, à Ostende… beaucoup d’endroits.

Vous pouvez nous décrire une soirée de travail ?

Pour une soirée Fuse, on commence à 22h30. Je reçois 6 tickets pour les boissons. Je bois souvent un petit whisky avant l’ouverture et le reste des tickets, je les distribue souvent aux clients les plus polis. Au travail, je bois de l’eau pétillante.

On commence par mettre de l’ordre dans les toilettes, voir s’il y a du papier, si les urinoirs et les toilettes sont propres et à 23h pile, on ouvre. Toute la nuit, on frotte côté femmes jusque 7h quand c’est le Fuse, jusque 9h quand c’est La Démence. Je porte un tablier avec huit poches qui contiennent les clés, un tournevis, des mouchoirs, des élastiques à cheveux que des personnes demandent parfois, des bouchons d’oreilles…

Du côté homme c’est pas grave, c’est des pissotes mais côté femmes, on doit passer derrière chaque personne. Le temps que vous alliez dedans, il y a quelqu’un qui a vomi ou autre chose, ça arrive très souvent. On appelle la sécurité quand on a un problème…On a un petit bouton vert et un petit bouton rouge pour les appeler. Vert c’est qu’on a besoin de deux personnes et rouge de quatre.

Vous aimez bien la musique qu’ils diffusent ?

J’écoute pas beaucoup de musique, juste de temps en temps.. Je ne suis jamais allée en discothèque étant jeune. Mais quand il y a de grands DJ, la grande salle est toute remplie. C’est une vie différente. 

Quand vous rentrez chez vous, dormir est difficile ?

C’est très difficile, parce que la musique reste là. Vous ne l’entendez pas mais elle est là. On peut pas mettre des bouchons au travail. On travaille avec les oreilles bien ouvertes. Quand je rentre, je me repose. Si j’arrive à faire un petit somme, c’est bon. Si je ne le fais pas, c’est bon aussi. Et parfois, si je n’ai pas dormi, je dois y retourner le samedi. 

Ce rythme de travailler tous les vendredis et les samedis, vous l’avez depuis vingt-deux ans ?

Oui, bien sûr ! Et parfois, le jeudi. Mais je me porte bien. Quand les clients demandent mon âge, je réponds 38 ans. Il y a juste les pieds. Je suis diabétique, alors ils sont très froids. 

Ces derniers mois, à plusieurs reprises, le voisinage s’est plaint du bruit…

Il y a eu beaucoup de problèmes avec les voisins. Et  maintenant, la discothèque est encore en problème. Ils se sont arrangés avec celui de devant et maintenant ils sont en problème avec ceux de derrière. Le Fuse dit qu’ils partent pas mais je sais pas s’ils pourront continuer.

Des articles mentionnent que le Fuse pourrait déménager près de la Gare du Midi…

Ils parlent encore de la Gare du Midi mais la Gare du Midi, c’est horrible. C’est juste en dessous le pont, boulevard Maurice Lemonnier. On y a déjà fait une soirée l’année passée. Mais avec des TOI TOI®. Des toilettes artificielles. Sinon la salle est énorme, elle est très bien mais le sol, c’est de la terre. Et donc il faut tout faire, tout. 

Vous auriez sûrement moins de problèmes là-bas avec le voisinage…

C’est là que dorment tous les malheureux, tous les clochards. La dernière fois que je suis passée là-bas, il y en avait deux qui étaient là. Le plus gros, je le connais depuis des années. Il venait chercher le pain et les couques chez moi. Il dit : « Madame, je peux vous poser une question : vous êtes Mme Conchita? ». J’ai dit oui, hein. Il dit: « J‘ai dit à mon copain que vous teniez une boulangerie, il veut pas me croire.» Je leur ai donné 5 euros à chacun, ils étaient fous de joie. C’était avec les pourboires de la discothèque.

Frethieu & Maderique