Entretien avec le Diable qui vous passe le bonjour
Ils sont la partie visible de l’iceberg. Leur présence dans les espaces publics, desquels ils sont de plus en plus chassés, résonne comme un rappel permanent du fait que tout dans notre société capitaliste est transformé en marchandise. Et qu’à défaut de capital, d’héritage, de capacité à louer sa force de travail et de bons papiers, leur vie ne compte plus vraiment pour les décideurs politiques. Afin de mieux connaître un visage du quartier, nous sommes allés à la rencontre d’un sans-abri que nous croisons régulièrement devant le Bancontact de la place du Jeu de Balle.
A : Merci beaucoup d’avoir accepté de participer à l’entretien pour le Pavé dans les Marolles. Nous avons créé ce journal pour parler de divers sujets liés au quartier, et nous avons pensé que ce serait intéressant de te rencontrer. Nous te croisons presque quotidiennement à côté du distributeur automatique de billets près de la place du Jeu de Balle.
Le Diable : Oui, c’est vrai que je suis très souvent là.
A : Pourquoi as-tu choisi cet endroit plutôt qu’un autre ?
Le Diable : Eh bien, je ne sais pas, j’ai vu qu’il y avait un marché tous les jours, donc il y a beaucoup de monde qui passe par-là… Mais je ne demande jamais d’argent. Je préfère déposer un gobelet et dire « Bonjour, comment ça va, merci, c’est gentil, bon courage, bonne journée » et si les gens veulent donner de l’argent, tant mieux, sinon tant pis. Seulement parfois, il m’arrive de demander du tabac. Au début, j’avais honte de mendier, mais je ne voulais pas voler. En plus, il y a beaucoup de Marocains qui me connaissent dans le quartier parce que j’ai travaillé dans le bâtiment. Même une fois, je suis allé à Marrakech pour livrer des affaires que les gens envoient au pays.
A : Et comment ça se fait que tu sois arrivé en Belgique ?
Le Diable : Avant, je vivais avec ma femme en Pologne. On a eu deux enfants ensemble, et elle en avait quatre de plus d’une ancienne relation. Nous vivions tous ensemble à Gdansk. Elle vendait des vêtements sur un marché, et moi, je travaillais dans le bâtiment. Puis un jour, j’ai eu un accident de voiture. Il y avait des travaux sur les rails d’un tram. Il pleuvait, j’étais sous l’influence de l’alcool, et j’ai perdu le contrôle de la voiture. J’ai percuté 6 autres véhicules tout en essayant de diriger la voiture vers un arbre pour ne toucher personne. Heureusement, à part moi, il n’y a pas eu de blessés. À cause de cela, j’ai dû aller en prison pendant un an. C’est aussi à ce moment-là que ma femme m’a quitté et a revendu notre terrain en falsifiant ma signature. Lorsque je suis sorti, j’ai eu l’occasion de partir en Belgique, alors j’y suis allé.
A : Et comment ça s’est passé ?
Le Diable : Je suis venu en Belgique en 1992. Je n’avais aucune connaissance ni famille sur place, juste un ticket de bus en partance de Gdynia et 10 euros en poche. Les trois premiers jours, j’ai dormi dans la rue sur un morceau de carton. Un jour, en sortant d’un magasin qui vendait des bières polonaises, j’ai croisé des Albanais en vêtements de travail. L’un d’entre eux avait appris le polonais grâce à sa femme. Il m’a demandé si j’étais polonais et si je savais poser du carrelage. C’est ainsi que j’ai trouvé du travail et un logement. Le gars était propriétaire de deux immeubles à Bruxelles. Du coup, il m’a loué un studio qu’il déduisait de ma paye. Ensuite, j’ai travaillé pendant de nombreuses années dans le bâtiment, principalement en Belgique, mais aussi un peu en Allemagne et en Norvège. Et puis, j’ai eu un accident.
A : Qu’est- ce que t’as eu comme accident ?
Le Diable : J’ai eu un accident au travail, mais cette fois-là ce n’était pas à cause de l’alcool. Je suis tombé d’une plate-forme qui se trouvait au premier étage, et depuis, je suis cassé de partout. J’avais une côte cassée, des problèmes pour marcher, des nerfs endommagés, le bras et la main fracturés. Au début, quand je me suis un peu rétabli, je travaillais encore, mais au bout d’un moment, ce n’était plus tenable. Depuis, je suis sans-abri, mais je ne sais même plus depuis combien d’années. Plus de sept, ça c’est sûr !
A : Et où est-ce que tu dors la nuit, maintenant ?
Le Diable : Au Samusocial, boulevard Poincaré.
A : Comment ça se passe là-bas ?
Le Diable : On est dans un dortoir de 10 personnes, il y a à manger, et on doit rentrer avant 21h30. Tu peux rester sur place ou sortir. Moi, depuis que mon état de santé s’est détérioré, je peux rester là sans devoir appeler tous les jours pour avoir une place, mais certains ne peuvent y rester qu’une seule nuit.
A : Ça fait de nombreuses années que tu es sans-abri, qu’est-ce que les pouvoirs publics devraient mettre en place selon toi pour améliorer les conditions de vie des personnes qui sont dans la même situation que toi ?
Le Diable : Ben, ils n’ont qu’à inventer quelque chose, je ne sais pas moi, je ne suis pas un bureaucrate, je suis un ouvrier du bâtiment. Tu me dis carrelage, je fais du carrelage.
A : Haha ! D’accord. Et au fait, pourquoi tes potes t’appellent « le Diable » ?
Le Diable : Ah, haha ! C’est parce que j’ai trois « 6 » dans ma date de naissance, le 02/06/1966 !
Andrzej