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« Dynamiser le Vieux Marché » : un mauvais running gag

Le phénomène est au moins aussi ancien que les échafaudages sur le Palais de Justice : cycliquement, les édiles de la Ville de Bruxelles veulent remodeler le Vieux Marché. A l’approche des élections communales, c’est reparti pour un tour.

Quand ce ne sont pas les pavés qu’il faut changer, c’est un parking qu’il faut construire, des arbres à arracher, l’usage des caisses en carton à interdire, la taille des emplacements qu’il faut réduire, la couleur et la taille des tentes qu’il faut standardiser… La place du Jeu de Balle et le Vieux Marché sont régulièrement vus comme un problème ou une opportunité politique, alors que les problèmes structurels tels la gestion des déchets ou le stationnement des camionnettes des marchands ne sont jamais pris à bras le corps.

Et voici de retour la ritournelle selon laquelle il faudrait « dynamiser » le Vieux Marché. Ah bon ? Il n’est pas déjà dynamique, avec ses 365 jours d’ouverture par an, ses centaines de marchands et ses milliers de visiteurs hebdomadaires, ses fonctions sociales et touristiques, l’écosystème d’artisanat et de commerce qu’il irrigue dans tout le quartier et au-delà…? 

Pour l’échevin du Commerce, il y aurait trop peu d’échoppiers certains jours de la semaine. Trop de brol mis en vente. Et puis ce calme insupportable qui s’installe après le rangement du marché, et cette place du Jeu de Balle à laquelle il faudrait permettre de « vivre » en fin de journée.

Alors, pour la rendre plus “vivante”, on fait des misères aux échoppiers. Intensification des contrôles, avertissements, mises en demeure. Les placeurs sont envoyés pour fouiller les caisses de marchandises et faire appliquer au pied de la lettre la liste des objets interdits à la vente. Et une nouvelle règle qui tombe du ciel : les marchands devraient désormais être présents 80% du temps sur le marché (44 heures par semaine), ce qui ne tient pas compte de leurs réalités de travail et notamment du temps passé à vider des maisons, transporter les marchandises, etc.

La Ville de Bruxelles mise plus que toute autre sur l’événementiel pour « dynamiser » les quartiers centraux. Plages, grandes roues, concerts, festivals, marchés, expositions ou salons… elle ne tarit pas d’idées « d’animations », même si elles sont partout identiques. L’année dernière, pour célébrer à la va-vite les 150 ans de présence du Vieux Marché sur la place du Jeu de Balle, elle n’avait pas trouvé d’idée plus originale que d’y amener quelques DJ’s et foodtrucks. Et lorsque l’échevin évoque à présent des « animations » pour « soutenir la dynamique » du marché, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agira des mêmes recettes. Quant au marché alimentaire hebdomadaire dont l’élu doterait bien les Puces, on devine sans peine qu’il proposera surtout des plats préparés à déguster dans des transats en sirotant un Spritz ou un mousseux, sur une place « animée » par de la musique amplifiée. Et que, pour y attirer le chaland, la Ville vantera le caractère « si typique » du quartier…

En réalité, on ignore ce que les autorités ont exactement en tête. Peut-être qu’elles n’en savent pas plus, et que l’important pour l’heure est de brasser de l’air pour créer du mouvement. Mais on observe qu’un modèle “d’animation” se répète à l’envi sur le territoire bruxellois, de la place Sainte-Catherine à la place Poelaert en passant par le piétonnier… La Ville s’en est encore illustrée récemment par sa décision de confier à un acteur privé l’installation de food stores dans la Galerie Bortier, contre l’avis de ses occupants et de milliers de pétitionnaires qui demandaient que ce lieu reste ce qu’il était depuis 175 ans : une galerie de bouquinistes. 

Le problème ici n’est pas forcément d’imaginer l’une ou l’autre activité horeca sur la place du Jeu de Balle. Le problème est de ne pas comprendre l’importance du brol à côté des antiquités. Le problème est d’appliquer des recettes toutes faites qui ne répondent à aucun autre besoin que de flatter l’ego de ceux qui les imposent et de vouloir coller à une image fun qu’il s’agirait de donner absolument à Bruxelles… Sans concertation avec les marchands ni avec les habitants. Et au risque de mettre en péril les équilibres qui permettent à ce marché unique de perdurer depuis 150 ans et d’être, tant socialement que culturellement et économiquement, une incomparable source de vie. 

Gwenaël Brees

[Illustration : Denis Glauden]