Des Marolles au Grand Nord: retour sur la vie de Jean Harlez et Marcelle Dumont
Quand Jean Harlez et Marcelle Dumont se sont rencontrés, Jean avait vingt-six ans, Marcelle n’en avait pas vingt. Leur vie a été marquée par les Marolles et le cinéma. Le couple nous raconte…
En 1950, cela fait trois ans que Jean Harlez travaille chez le cinéaste belge Charles Dekeukeleire. Quand ce dernier décide de passer du court au long métrage, il licencie toute son équipe et Jean se retrouve au chômage, trois mois seulement après son mariage avec Marcelle Dumont. Ce fut une catastrophe, notamment pour les parents de Marcelle qui voyaient le mari de leur fille perdre sa « situation ». Mais avec le recul, on se dit que c’est peut-être un mal pour un bien.
Le couple est alors hébergé chez Didier Geluck, père du dessinateur Philippe Geluck, qui était caricaturiste au Drapeau Rouge, quotidien du Parti communiste belge. Ils ont des affinités politiques et ils passent un accord : Jean s’occupe du chauffage de la maison, et en échange le couple peut habiter le sous-sol. La vie continue, Jean et Marcelle ont une première fille, puis Marcelle est enceinte de leur deuxième enfant. C’est à ce moment-là que Jean commence à se fabriquer une caméra, avec un étau, sur un appui de fenêtre. Ce projet lui prendra deux ans.
Grâce à Marcelle, qui travaille pour un syndicat paysan, Jean réalise un documentaire, « Quand chacun apporte sa part », sur des paysans qui se regroupent en coopérative afin de mutualiser l’achat de matériel agricole coûteux. Le film plaît au Ministère de l’agriculture qui achète le film et Jean se retrouve à la tête d’un petit pactole (100.000 francs belges).

Le trou du V1, un studio de cinéma à ciel ouvert
Avec cet argent en poche et sa caméra, Jean Harlez décide de réaliser un film sur les Marolles. Le couple, qui commence à se sentir à l’étroit avec ses deux enfants chez Didier Geluck, déménage rue des Tanneurs au numéro 114, dans une maison qui a été détruite depuis. Jean a envie de filmer les gamins des Marolles, et puis surtout, il y a le trou du V11.
Le V1, c’est une bombe volante, et en 1945, il y en a une qui s’est écrasée au pied du Palais de Justice, rasant toutes les maisons aux alentours et laissant place à un terrain vague où les enfants du quartier sont rois. Pour Jean, c’est un formidable studio à ciel ouvert. L’espace est barricadé, mais il demande les clés à la Ville et fait le tour des familles du coin pour « récupérer leurs mouflets » et les faire jouer dans son film.

Pour pouvoir transporter les enfants d’un endroit à un autre, un ami lui prête sa jeep. « Comme c’était une ancienne jeep de la gendarmerie, chaque fois que j’arrivais quelque part, tout le monde décampait. J’ai décidé de la repeindre comme une camionnette de crème glacée et là, les enfants accouraient. » Un jour, alors que la jeep est garée rue de l’Abricotier, des gamins s’amusent à desserrer le frein à main et la voiture glisse tout droit dans la vitrine d’un marchand de café de la rue Haute. C’est d’ailleurs dans cette même vitrine qu’un camion-grue viendra s’encastrer en 2018, sauf qu’entre-temps le marchand de café est devenu un magasin de bonbons (voir notre article consacré au Fin Bec2).
Il n’y avait pas de scénario pré-écrit pour ce qui deviendra « Le Chantier des gosses », et c’est probablement ce qui a permis au film d’exister. Les conditions de tournage ne sont pas faciles, les familles se méfient du cinéma et ce ne sont jamais les mêmes enfants qui viennent jouer. Mais petit à petit, Jean parvient à tourner avec quelques gamins du quartier, dont Freddy Piette, fils d’une marollienne et d’un soldat américain. Dans « Le Chantier des gosses », épopée marollienne à hauteur d’enfants, fiction et réalité s’entrecroisent : les 400 coups des gamins, maîtres des lieux sur ce terrain où tout leur est permis ; l’arrivée soudaine des architectes et des géomètres qui calculent et mesurent ; le débarquement des marteaux-piqueurs et l’édification de murs de briques ; la fronde des enfants et leur combat pour récupérer leur plaine de jeux à coup de catapultes-bretelles.

À la fin du tournage, Jean n’a plus d’argent pour la postsynchronisation3 et peu de gens sont prêts à le soutenir dans son projet. Il faut dire que son film est à contre-courant ; tandis que Bruxelles se prépare à accueillir l’Exposition Universelle de 1958 et que tout est fait pour moderniser la ville, Jean filme les logements pauvres de Bruxelles situés ironiquement au pied du Palais de Justice, où s’entassent les petites gens, les chiffonniers et les gitans. Il filme notamment la Cité Van Mons où il n’y a que deux toilettes pour tous les habitants !

Il va alors commencer à travailler pour le service cinéma de l’Éducation nationale et mettre de l’argent de côté pour pouvoir sonoriser son film. Il lui faudra attendre 1970 pour rassembler les fonds nécessaires, soit presque 15 ans après le tournage. Dans un premier temps, il tente d’amener les gamins avec lesquels il a tourné dans un studio d’enregistrement, mais c’est un ratage complet. Le lieu est trop austère et les enfants ne tiennent pas en place. Finalement, il les emmène boire un chocolat chaud dans un café. En définitive, c’est Marcelle qui écrira le texte du film, en fonction du mouvement des lèvres des enfants, de la gouaille des Marolles et de l’intrigue générale. La sonorisation sera réalisée par des comédiens et comédiennes professionnelles et la musique composée de manière improvisée en une journée.
Le film passe à la télévision belge dans les années 1970, mais l’accueil est mitigé. « Heureusement que j’avais une télécommande pour changer de chaîne sans quoi j’aurais dû éteindre la télévision », dit un critique à Jean. Après être passé à l’écran, le film restera quarante ans dans les caisses de la télévision belge.
Un film ressuscité par le cinéma Nova
Un jour, Marcelle et Jean se rendent à l’enterrement d’un ami à l’extérieur de Bruxelles. En fin de journée, deux personnes également présentes leur proposent de les ramener en voiture. C’est à ce moment-là que Marcelle fait la connaissance d’un des membres du collectif du Nova, une salle de cinéma ouverte en 1997 en plein centre de Bruxelles, et dont la programmation est dédiée aux films et vidéos de productions indépendantes. Elle est assise avec lui à l’arrière de la voiture et lui raconte toute l’aventure du « Chantier des gosses ». Cette histoire attise la curiosité du collectif qui va se livrer à un travail acharné pour sortir le film (en faisant notamment une énorme campagne de promotion autour de sa diffusion). Le film sera projeté pour la première fois en 2008. Dans son souci de le faire connaître au plus grand nombre, le Nova décide d’organiser un nouveau cycle de projection en 2014. Les familles se pressent dans la file, d’autres projections sont programmées pour répondre à la demande, c’est un vrai succès. Le Nova s’est par ailleurs attelé à une entreprise de restauration en tirant une nouvelle copie de la pellicule 35 mm dont l’originale prenait l’humidité dans la maison de Marcelle et Jean. Le même travail a été réalisé pour « Les Gens du quartier »4 et les deux films ont été digitalisés.

Cette redécouverte du « Chantier des gosses » et l’enthousiasme qu’il suscita chez le public fut source de grande joie pour Marcelle et Jean après toutes ses années de sacrifices : « On a parfois bouffé de la viande enragée, tout le fric allait pour le film des Marolles », précise Marcelle.
Marcelle et Jean n’ont habité que deux ans rue des Tanneurs. Le couple déménage ensuite rue de Ruisbroeck, au Sablon, où il restera dix-sept ans. La porte n’est jamais fermée à clé. Comme leur maison se situe entre le haut et le bas de la ville, des proches passent souvent leur dire bonjour, parfois au milieu de la nuit. Il faut dire que le quartier du Sablon était très différent de ce qu’il est devenu aujourd’hui. À la place de l’actuel Vieux Saint-Martin se trouvait la grande brasserie populaire La Justice. Les serveuses aux gueules de boxeuses en tablier blanc y servaient du lambic à la cruche. Et tous les week-ends, le couple continue de se rendre au Vieux Marché, comme en témoigne leur salon rempli d’objets chinés Place du Jeu de Balle.
Le couple garde un souvenir vivace de ce quartier populaire qui a été déterminant dans l’œuvre de Jean. C’est cette réalité marollienne, les petits métiers du Jeu de Balle (du vendeur de coco5 au joueur de cartes en passant par le laveur de vitres), les gamins gouailleurs et les ruelles pavées qui l’ont poussé à sortir avec sa caméra pour nous laisser un témoignage rare du Bruxelles populaire des années 1950. « Un Marollien il a une anarchie en lui et aussi un humour particulier ! » nous confie Marcelle. On peut en dire autant du « Chantier des gosses » et c’est sans doute ce qui le rend encore si actuel.

Une carrière au service du Ministère de l’éducation nationale
Après la réalisation du « Chantier des gosses », Jean se fait progressivement une place au sein du service cinéma du Ministère de l’éducation nationale en réalisant des films pédagogiques. Sa première expérience se fait aux côtés d’un ami alpiniste qui lui propose de l’accompagner pour suivre l’ascension d’une des dernières montagnes encore non explorées au Groenland. Jean part un mois avec plusieurs alpinistes. Quatre d’entre eux mourront durant l’expédition. Mais Jean revient avec un film qui plaît au Ministère. C’est le début d’une carrière de plus de dix ans dans laquelle se mêleront cinéma et aventure.

Car Marcelle et Jean retourneront à de nombreuses reprises au Groenland à partir de 1960, pour des périodes de plusieurs mois, à la découverte de populations autochtones et d’histoires lointaines, l’esprit d’aventure chevillé au corps. Le couple est logé chez l’habitant et s’intéresse notamment à la vie des inuits sur les icebergs. Cette expérience a marqué leur vie.
Au moment du passage de l’argentique au numérique, Jean décide d’arrêter le cinéma. Cela impliquait un changement de méthode de travail radical et un investissement matériel trop coûteux. Aujourd’hui, il se consacre à la réalisation de ses « Notre-Dame », grands tableaux où se mélangent photos et objets récupérés dans lesquels il règle ses comptes avec la religion en désacralisant la Vierge pour en faire une femme comme toutes les autres.
Marcelle et Jean ne vont plus au cinéma. Ils se rendent néanmoins régulièrement à un ciné-club organisé par un ami. Récemment ils ont notamment vu « Roma » et « Compartiment N°6 » que Marcelle a beaucoup aimé.
La Cinémathèque va organiser une rétrospective des films de Jean et Marcelle. L’occasion de revoir « Le Chantier des gosses », « Quand chacun apporte sa part » et « Les gens du quartier ». À la question « Si vous pouviez projeter de nouveau “Le Chantier des gosses”, vous choisiriez quel endroit ? », Jean me répond : « Ce film, il a sa place dans les Marolles. Avant, il y avait plein de cinémas dans le quartier, on peut voir ça aux devantures de certains bâtiments rue Haute et rue Blaes. Une fois, on a même emmené le petit Freddy Piette voir un film de cow-boy au Rialto. Mais comme il n’y a plus de cinéma dans les Marolles, je dirais en plein air, sur la Place du Jeu de Balle, un soir d’été ».
Camille Burckel de Tell
(1) Le V1 (de l’allemand Vergeltungswaffe : « arme de représailles ») est une bombe volante et le premier missile de croisière de l’histoire de l’aéronautique. Le V1 est utilisé durant la Seconde Guerre mondiale contre la Belgique pendant l’hiver 1944-1945.
(2) Lire à ce propos l’article du Pavé dans les Marolles, « Le fin bec dans la plâtre paru en 2018 »
(3) La postsynchronisation est une technique de postproduction (après le tournage) qui consiste à ré-enregistrer les voix sur un film, en studio. Cette technique ancienne (1932) apparaît au moment où le film parlant vient d’être inventé (1927), mais souffre de bruits parasites pendant les tournages.
(4) Court métrage documentaire sur les petits métiers dans le quartier populaire des Marolles à Bruxelles (1955).
(5) Limonade bon marché à base de réglisse, de plantes et de citron.