Articlesn°13

Comment se fait-il que les Marolliens aient gagné [la bataille des Marolles] ?

Les habitants ont bénéficié d’un terreau fertile. Ils ont l’esprit frondeur, ils étaients unis, ils avaient des alliés intelligents, le terrain était préparé, l’époque propice, le problème bien défini, l’adversaire clairement identifié.

En 1952 l’abbé Froidure (fondateur entre autres des Petits Riens) fait visiter au jeune Roi Baudouin une dizaine de taudis dans les Marolles. Ils sont accompagnés du ministre de la Santé publique et de la Famille, Alfred De Taeye. La visite dura six heures et eut un grand retentissement médiatique. En 1963 Roger Leblanc, conseiller communal démocrate-chrétien, interpelle longuement le Collège des bourgmestre et échevins sur l’état de délabrement de certaines rues du quartier Marolles-Minimes. Par exemple, il demande qu’au minimum soient murés les taudis mal clôturés acquis par la Commission d’Assistance Publique (actuellement CPAS) rue des Abricotiers. Il suggère leur démolition et l’installation d’une plaine de jeux provisoire. [À noter que c’est seulement maintenant, soixante ans plus tard, et avec les fonds du contrat de quartier, que ce terrain va être bâti]. Dans la même interpellation, il propose qu’avec la permission du Collège, des volontaires encadrés par l’asbl Amis des Marolles nivellent le terrain vague rue de la Porte Rouge pour en faire un espace de jeux plus salubre. Cette asbl, dont Roger Leblanc est président, a pour but l’aide aux taudisards, la lutte contre les taudis et leur remplacement par des logements convenables. [À noter que la lecture de l’interpellation nous apprend qu’il est encore toujours question du viaduc qui devait relier la place Poelaert au boulevard de l’Empereur, aux abords de l’église de la Chapelle, à quoi nous avons finalement échappé…]

La mauvaise réputation de dame Justice

On ignore si le fait était encore vivant dans la mémoire des Marolien.ne.s, mais la construction du Palais de Justice par l’architecte Joseph Poelaert en a délogé en 1863 une bonne centaine, qui furent relogés à Uccle au quartier du Chat, ou plus loin à Saint Job. Mais on sait que l’injure Schieven Architek date de cette époque. Lors de l’inauguration du Palais en 1883, profitant d’un service d’ordre défaillant, des gens ont lacéré les sièges de la Cour de Cassation et emporté des cordons de rideaux en passementerie de soie. Profitant de la fuite des Allemands en septembre 1944, des voisin.e.s ont pillé les caves du Palais, emportant chaises, caisses de cognac etc.

La notoriété du quartier

Si le quartier des Marolles est bien connu de tous les Bruxellois, il le doit à la tenue quotidienne du Marché aux Puces. Lors de la confrontation les Marolliens sont restés bon enfant. Leur attitude non violente, quoique déterminée, a permis la participation de tous, vieux compris. Cela, et l’humour frondeur associé au quartier leur a gagné la sympathie d’une bonne partie des Bruxellois. Au total, ils ont bénéficié d’un soutien favorable de la part des médias. Le meilleur exemple en est peut-être le documentaire tourné en 1969 pour la RTBf par Pierre Manuel et Jean-Jacques Péché, La bataille des Marolles, qui relate l’action pas à pas, depuis son début (disponible sur YouTube).

Des alliés intelligents

Dans leur lutte, les Marollien.e.s ont reçu l’appui d’intellectuels qui développaient une conception alternative sur la ville bonne. L’abbé Jacques Van Der Biest, vicaire de la paroisse des Minimes, avait rencontré via le Mouvement Ouvrier Chrétien (MOC) le sociologue René Schoonbrodt. Avec l’architecte et urbaniste Maurice Culot, ces trois-là devaient fonder la même année l’Atelier de Recherche et d’Actions Urbaines (ARAU). Parmi eux se trouvait aussi l’avocat spécialisé en droit social Philippe De Keyser, dont l’épouse, Nadine Lamot, était active dans la lutte contre la pauvreté et l’intégration scolaire et culturelle des Marolliens. Nous avons déjà cité Roger Leblanc. Ces personnes, et d’autres, seront plus tard parmi les vingt-neuf membres qui fondèrent Inter-environnement Bruxelles (IEB). Pour la première fois peut-être, la parole des habitant.e.s devenait enfin audible. Peut-être que le changement culturel intervenu en mai 1968 y a aidé, mais toujours est-il que ces penseurs ont pu mener sur la place publique un débat structuré sur la ville, très différent du discours dominant de l’époque porté par les urbanistes modernistes. Ces derniers s’étaient discrédités aux yeux d’une bonne partie du public par leur alliance avec les promoteurs et les autorités qui expropriaient les habitants du Quartier Nord. Désormais, on ne glosait plus seulement sur l’éradication des taudis. Il s’agissait maintenant d’un débat plus large sur la ville, et sur la ville concrète, pour sa population.

Les Marollien.ne.s ont pu gagner une bataille, courte et intense. Mais la guerre pour se loger convenablement durera beaucoup plus longtemps (et dure encore, en fait ce n’est jamais fini). Cela sera conté dans le numéro suivant. 

Patrick Wouters

[Dessin : Julie Hellenbosch]