Chez Yasmine
Si le Vieux Marché était une scène, « Chez Yasmine » en serait l’une des coulisses…
Chaque matin, des portes-verres circulent entre les étals du Vieux Marché… La première fois qu’on rencontre ce phénomène, non seulement on n’y prête pas forcément attention, mais il peut aussi paraître totalement anodin. Pourtant, vous en connaissez beaucoup des marchés en plein air où les échoppiers sont approvisionnés en boissons chaudes ?
Alors, si on a la curiosité titillée ou les papilles éveillées par le fumet qui s’échappe des verres, il suffit, pour en connaître la provenance, d’observer. C’est simple : lorsque les breuvages ont été bus, la valse des portes-verres repart en sens inverse et nous mène à un endroit situé à une trentaine de mètres du Jeu de Balle.
Sur la vitrine, l’inscription « Chez Yasmine » semble désigner le nom de la tenancière. Mais « c’est juste un prénom », explique Mohamed en haussant doucement les épaules. « Ça vient du jasmin. » Et de fait, il n’y a pas de femme derrière le comptoir. Mohamed Touzzani et Abdel Chabar étaient tous deux vide-greniers et marchands aux puces quand ils se sont associés, en 1997, pour reprendre ce café qui existait depuis quinze ans… sous ce même prénom, déjà, dont l’origine arabe ne trompe pas sur sa nature : c’est un salon de thé. Le seul du quartier.
Sa situation, un peu à l’écart de la place et du circuit des chalands, est peut-être ce qui rend possible la qualité des rapports humains. On serait tenté de parler de « simplicité » pour désigner tant l’aménagement de ce petit rez-de-chaussée que l’atmosphère qui y règne. Mais la simplicité ne tient-elle pas du merveilleux, de nos jours, dans une grande ville où les bars se distinguent à coups de concepts et de décorations tape-à-l’oeil ?
Rien de tout cela « Chez Yasmine ». Le cadre sobre est composé de carrelages et, sur les murs, de quatre tableaux orientaux trouvés sur le marché. Pas de musique, pas de télé. On se laisse bercer les oreilles par le murmure (ou le brouhaha, c’est selon) des conversations, et les éclats de rires, mêlés aux sons de la machine à café et de la vapeur d’eau chaude.
Les tarifs, démocratiques, ne sont affichés sur aucune carte. Ici, chacun semble connaître le menu. Thé à la menthe fraîche, café noir ou au lait, chocolat chaud, jus d’orange pressée, crêpe marocaine au fromage, œufs sur le plat ou en sandwich, galette de semoule. Et bien sûr, les deux vedettes de la maison : la harira et la bissara, deux soupes cuisinées sur place, qui réchauffent le cœur et tapissent l’estomac. La bissara est généreusement servie avec pain, olives noires, huile d’olive, cumin et paprika ; la harira avec dates, piment doux et citron frais.
Dans un petit présentoir, on trouve des cakes maison, des petits gâteaux, des biscuits en sachets… et des paquets de mouchoirs. Ça peut toujours être utile, les mouchoirs, pour une clientèle largement composée de marchands et d’ouvriers qui battent les pavés de la place de longues heures durant, quelle que soit la température, quel que soit le jour de la semaine et de l’année. Même les lundis pluvieux. Même à Noël ou au Nouvel-An, quand l’espace public est déserté par une grande partie de la population tandis que les Berbères et les Arabes issus de l’immigration marocaine continuent à travailler.
Ils ne sont pas seuls à se disputer la petite dizaine de tables de l’établissement. Ils sont aussi Turcs, Polonais, Chinois, Belges ou Français. Des têtes connues de la place : placeurs, vide-greniers, chineurs, policiers. Habitantes et habitants. Et parfois, le week-end, des touristes égarés ou qui ne se cantonnent pas en tout cas aux circuits tracés par les guides de voyage… Bref, tout ce qui gravite autour du Vieux Marché et qui trouve refuge ici pour faire une pause, reprendre des forces, décompresser.
« C’est comme un remède contre les tragédies qu’on vit chacun isolément dans sa vie. Dès qu’on est venu quelques fois ici, on est connu des habitués. Ils vous saluent, vous appellent par votre prénom, puis vous invitent à leur table. Moi je viens ici pour rigoler avec eux », explique mon voisin de table. Ancien habitant du quartier, aujourd’hui Laekenois, il revient plusieurs fois par semaine pour retrouver cette ambiance réconfortante.
Sept jours sur sept, la porte du salon de thé est ouverte à tout ce petit monde dès six heures du matin, alors que l’obscurité recouvre encore le Jeu de Balle et que le ballet des camions et des objets va bientôt commencer.
À 14h, les rideaux de « Chez Yasmine » se ferment. À l’intérieur, les chaises commencent à être mises sur les tables. On termine sa discussion, sa soupe ou sa partie de jeu de dames, Les derniers portes-verres reviennent. Sur le marché, la journée touche à sa fin.
Gwenaël Breës
[Photo : Gwenaël Breës]

