Argent liquide : les Marolles à sec
Agences bancaires et distributeurs automatiques se font de plus en plus rares dans toute la Belgique. C’est un vrai problème. Et spécifiquement dans un quartier commerçant comme les Marolles…
La scène se produit régulièrement dans les commerces des Marolles ou sur le Vieux Marché. Un client souhaite acheter un objet, un sandwich, une boisson… Or le marchand ne possède pas de lecteur de carte bancaire. « Je reviens ! », assure le client en partant en quête d’argent liquide. Mais il ne revient jamais. Ou alors bien plus tard. Parfois bredouille.
Depuis le 1er juillet 2022, tout commerce en Belgique est dans l’obligation d’accepter au moins un mode de paiement électronique, et cela vaut également pour les marchés professionnels comme celui de la place du Jeu de Balle. À mi-chemin entre ses voisins hollandais très avancés dans la dématérialisation des transactions les plus quotidiennes, et la France où les commerçants sont encore autorisés à refuser les cartes bancaires, la Belgique oblige toutefois les commerces à continuer d’accepter les paiements en liquide.
Dans les faits, c’est plus compliqué. Certains magasins ou établissements horeca prennent les cartes de débit mais pas de crédit, ou l’inverse, ou uniquement l’application Payconiq de Bancontact. D’autres encore affichent fièrement qu’ils sont passés dans l’ère du « cashless » et refusent sans complexe le liquide. Ainsi, dans notre société largement basée sur l’argent et la consommation, un client qui dispose uniquement d’argent liquide, ou qui ne possède pas de smartphone, ou encore qui n’a pas de carte bancaire voire de compte en banque, peut se retrouver dans l’impossibilité de procéder à un simple paiement. Les personnes qui n’ont ni revenus ni domicile fixe, et dont le nombre est en constante augmentation à Bruxelles (en 2020, un recensement dénombrait 4.380 adultes et 933 enfants dans cette situation), ont de plus en plus de mal à survivre grâce à la solidarité : « Désolé, je n’ai pas de monnaie » est une phrase qu’ils entendent désormais quotidiennement.
Argent trop cher
Bien sûr, la nouvelle réglementation relève encore de la théorie. De nombreux commerçants continuent à fixer un montant minimum en deçà duquel ils n’acceptent aucune carte. D’autres ne franchissent pas du tout le cap du paiement électronique. Selon une récente étude du SPF Finances, ils seraient 30 % dans ce cas en Belgique. Ceux-là sont donc dans l’illégalité et risquent en principe une amende, tout comme d’ailleurs les commerces qui refusent l’argent liquide.
Comment expliquer la réticence de près d’un tiers des commerces du pays ? De nombreuses campagnes menées tant par les autorités bancaires que publiques vantent pourtant les avantages du paiement électronique : il offre davantage de sécurité en cas de vol, simplifie la gestion administrative, et favorise même l’automatisation des caisses et donc la réduction des coûts de personnel dans les grandes surfaces…
Mais s’il n’a pas d’odeur, l’argent électronique a bien un coût. Utiliser un terminal de paiement coûte de l’argent. C’est surtout le cas des terminaux fixes, qui se louent ou s’achètent à des sociétés comme Bancontact – propriété conjointe de Belfius, BNP Paribas Fortis, ING et KBC –, lesquelles prélèvent un pourcentage variable d’un opérateur à l’autre mais dont la moyenne, entre cartes de débit et de crédit, serait de 2,5 % par transaction.
Et tandis que les banques multiplient, directement et indirectement, les commissions sur les échanges électroniques de leurs clients, ceux-ci n’y voient pas forcément clair dans les justifications et les montants de ces différents prélèvements. Car si ce sont nos impôts notamment qui permettent de financer la fabrication des billets et des pièces, et s’il revient par ailleurs aux banques de les transporter ensuite en fourgons blindés, d’installer des distributeurs automatiques et d’assurer leur maintenance et leur approvisionnement, ces coûts ne sont-ils pas déjà largement remboursés par les bénéfices faits par les banques avec notre argent ?
Or, à la cotisation pour une carte bancaire (client) ou à la location d’un terminal (commerçant), les banques nous ponctionnent également via les commissions interbancaires, les frais bancaires de réseau et les marges qu’elles prélèvent sur certaines transactions. La difficulté à comprendre le montant exact des prélèvements bancaires sur une simple transaction n’aide évidemment pas à établir la confiance, d’autant que ces obscures règles bancaires sont susceptibles de changer en cours de route, sans que le client n’en soit informé. D’une banque à l’autre, et selon qu’on en soit client ou non, ces frais peuvent varier de quelques cents à quelques euros. « Je n’ai pas envie d’enrichir les banques », glisse un cafetier. Car, quand bien même les commissions sont en apparence minimes, certains ont le sentiment que leur accumulation (combien de millions de transactions quotidiennes en Belgique ?) constitue une manne qui enrichit illégitimement les banques.

« L’un dans l’autre, on ne s’en sort pas à moins de 100 € par mois avec un seul terminal fixe et pour un tout petit chiffre d’affaires », détaille plus prosaïquement le gérant d’un petit magasin du quartier. « Mais au mieux les affaires tournent, au plus ça coûte évidemment. » Et ce coût (auquel s’ajoutent des frais annexes : connexion internet de haut débit, électricité, papier…) se répercute par ricochet sur le prix des produits. « Les articles les moins chers, comme des cartes postales, on finit par les offrir aux clients », soupire ainsi une commerçante, tant le coût de la commission électronique peut s’avérer proche de la marge faite sur certains articles. À l’inverse, payer en espèces permet de pouvoir régler une transaction sans commission, et l’argent se retrouve immédiatement dans la caisse du vendeur, ce qui n’est pas toujours le cas via les opérateurs bancaires.
Par ailleurs, la technologie du paiement électronique, tributaire de la connexion internet et de l’électricité, n’est pas à l’abri des lenteurs, des erreurs et des défaillances. Des travaux dans la rue, un plomb qui saute, une panne informatique chez l’opérateur ou une saturation du réseau, et vous voilà incapable d’effectuer des transactions que le paiement en espèces continue à permettre. Gardé dans un portefeuille ou sous un oreiller, de l’argent « physique » donne toujours accès aux biens et services, tandis qu’une carte bancaire perdue ou volée rend vos économies inaccessibles pendant un certain temps, et qu’un hacker ou une arnaque en ligne peut les faire tout simplement disparaître. Et ne parlons pas des effets qu’aurait une coupure ne fût-ce que partielle de l’Internet mondial, éventualité que fait craindre la montée des mers ou la perspective d’un sabotage des câbles sous-marins dont certains pays ont récemment prêté l’intention à la Russie.
Dans plusieurs enquêtes effectuées auprès de celles et ceux qui trouvent important de préserver le paiement en espèces, d’autres raisons sont évoquées. Le liquide permet à chacun d’être conscient de ses dépenses et de les maîtriser en évitant les achats compulsifs, mais aussi de protéger sa vie privée. Il est d’autant plus important autour d’un lieu si particulier que le Vieux Marché, où le commerce est basé sur la pratique du marchandage et où, comme tout marché en plein air, il est techniquement moins facile et moins fiable de payer électroniquement.
Et puis, ne nous mentons pas, certains commerces éprouveraient bien des difficultés à survivre sans la possibilité de se faire un peu d’argent « en noir », ce que le paiement électronique rend impossible. Depuis le Covid et l’accélération de la raréfaction de l’argent liquide, « on a perdu 25 % de notre chiffre d’affaires », témoignent certains. Ce sont particulièrement des commerces d’objets de seconde main qui sont concernés, où cette nouvelle donne modifie également la pratique de la négociation des prix et des bonnes affaires.
Relever cette question ne revient pas à faire l’apologie de l’économie « souterraine » – problématique en ce qu’elle échappe à la fiscalité et ne sert donc pas au financement des services publics – mais simplement à prendre en compte la réalité de certains métiers et statuts comme celui d’indépendant, synonyme de pression et de galère pour nombre de travailleuses et de travailleurs. Regardée par ce prisme, sans faire de moralisme ni forcément d’association avec des formes de criminalité, l’économie « souterraine » peut aussi être vue comme un moindre mal. Une rustine nécessaire à la débrouille de centaines de milliers de personnes ayant ce statut en Belgique, et qui, proportionnellement à leurs revenus, sont imposées de manière bien plus conséquente que nombre de grandes fortunes et entreprises aux bénéfices plantureux, passées maîtres dans l’art de l’évitement fiscal… Sociétés parmi lesquelles on retrouve d’ailleurs quelques-unes des plus grandes banques du pays.
Le dernier distributeur de billets des Marolles
Cette parenthèse étant faite, revenons aux commerces qui continuent à privilégier le cash, parfois par conviction, parfois parce qu’ils n’ont pas le choix… Mais encore faut-il que leurs clients parviennent à en trouver, du cash. Dans les Marolles, le dernier distributeur de billets se trouve place du Jeu de Balle. Ses deux équivalents de la place de la Chapelle ? Disparus il y a déjà quelques années. Du côté du Parvis de Saint-Gilles ? Supprimés récemment. Il faut aller jusqu’aux sous-sols des stations de métro de la Porte de Hal, de la gare du Midi ou de Louise, ou encore sur le piétonnier, pour trouver des guichets électroniques qui se font là aussi de plus en plus rares. Toutes les personnes que nous avons interrogées se posent la même question : comment se fait-il qu’il n’y ait pas plusieurs distributeurs dans un quartier comme les Marolles, avec ses 14.000 habitants, son marché, ses commerces et ses nombreux visiteurs ?
Seul à la ronde, le guichet électronique du Jeu de Balle est donc excessivement prisé. La file est souvent très longue pour y accéder, surtout aux heures de marché. S’il n’y a pas de file, c’est que l’engin est en panne. Ou à court d’approvisionnement. « Ils le font exprès ! », pense un échoppier du Vieux Marché qui comprend que les banques cherchent sciemment à déshabituer les utilisateurs d’argent liquide. Pour lui, cette situation n’est pas bonne pour les affaires. « On rate des ventes et on perd des clients », peste un de ses collègues. « Il arrive qu’on n’ait plus de quoi rendre le change quand des gens payent en liquide », raconte une commerçante. Souvent, des clients s’en vont quémander l’un ou l’autre billet dans le supermarché le plus proche (tout en devant justifier leur demande par l’achat d’un quelconque produit), à condition que celui-ci ne soit pas lui-même à court de liquide ou excédé par l’afflux de personnes poussant sa porte pour la même raison. « Il arrive que des clients se rendent compte du problème après avoir fini de consommer, qu’ils partent chercher des sous et ne reviennent jamais », se désole le patron d’un établissement horeca. Quoiqu’il en soit, nombreux sont les habitants, commerçants et visiteurs de passage à se plaindre de la situation.

Who Killed Mister Cash?
Comment se fait-il que la problématique de l’accès à l’argent liquide, plutôt que se résorber, continue à s’aggraver ? Selon une étude de la Banque centrale européenne, près d’un Belge sur trois a du mal à se procurer du cash. En Europe, c’est en Belgique que le nombre de distributeurs a le plus baissé ces dernières années. Des 8.000 distributeurs accessibles en 2017, il n’en restait que 5.900 fin 2021. Dans le même mouvement, les banques ont profité du Covid pour fermer « provisoirement » leurs agences… et ne jamais les rouvrir. Entre 2020 et 2021, on a dénombré plus d’une fermeture d’agence par jour dans le pays ! Les guichets où l’on pouvait encore être en rapport avec un être humain sont en voie de disparition. Si on laisse faire les banques, l’accès à l’argent deviendra un service entièrement dématérialisé et la fracture numérique sera plus béante que jamais.
Le projet Batopin (pour « Belgian ATM OPtimization INitiative ») regroupe les mêmes banques qui sont propriétaires de Bancontact. Ensemble, elles détiennent 73 % des distributeurs installés en Belgique. Batopin annonce une « rationalisation » du réseau de distributeurs automatiques et une mise en commun de leur gestion. Ce miroir aux alouettes réduira en réalité de moitié la présence de ces machines sur le territoire ! En effet, Batopin prévoit de ne maintenir que 4000 distributeurs dans tout le pays. La distance à parcourir pour accéder à un distributeur serait alors rallongée jusqu’à 5 km pour 95 % des Belges, contre moins de 2 km actuellement pour 82 % de la population. Cerise sur le gâteau : Batopin vise aussi à généraliser le principe du service payant, déjà appliqué par des banques comme KBC et CBC. Chaque retrait de billets coûterait désormais 0,50 € au client ! Il suffisait d’y penser…
Si le commun des mortels que nous sommes a de quoi se sentir dépourvu face au secteur bancaire, il est tout de même à notre portée de faire pression sur les autorités communales ou régionales pour qu’elles résistent avec leurs moyens au processus de disparition de l’argent liquide. La Ville de Bruxelles est régulièrement interpellée sur le sujet, notamment à propos de parties de la commune telles Haren ou Neder-Over-Hembeek, où le problème est encore plus aigu que dans les Marolles. La Ville dit proposer aux banques des lieux où installer des distributeurs, mais elle renvoie surtout la responsabilité à l’État fédéral.
À l’échelle nationale, plusieurs organisations non gouvernementales et de défense des consommateurs, comme Test Achats et Financité, poussent depuis des mois le Fédéral à légiférer pour garantir à la population l’accès au cash. Elles demandent au Gouvernement de bloquer toute nouvelle suppression de distributeur et de contraindre les banques à revenir, au minimum, au nombre d’appareils qui étaient accessibles en Belgique au 31 décembre 2021. Elles revendiquent également que chaque commune dispose d’au moins un appareil par tranche de 1.500 habitants.
Leur démarche, qui peut être soutenue en signant leur pétition, a porté quelques fruits. Mais le Gouvernement fédéral, qui n’a pas toujours œuvré pour garantir l’accès à l’argent liquide (en 2018, il interdisait ainsi la présence de distributeurs dans les grandes surfaces), a préféré négocier avec les banques plutôt que de les contraindre via une loi. Celles-ci ont longuement traîné des pieds. À l’heure de mettre ce journal sous presse, un accord est finalement intervenu. Il prévoit notamment que les banques offriront 24 retraits « gratuits » par an à chaque détenteur de compte – quelle générosité ! Mais concernant la répartition territoriale des distributeurs, on ignore encore si la promesse gouvernementale sera tenue d’avoir toujours un appareil disponible « à moins de 2 km en zone urbaine, 5 km en zone rurale, 3 km en zone intermédiaire ». Car cet accord, qui n’a aucune valeur contraignante, n’a pas mis fin au processus de diminution drastique du nombre de distributeurs entamé par Batopin. Tout au plus, les banques se sont-elles engagées à supprimer 287 machines en moins que ce qu’elles avaient prévu. Certaines seront installées, « pour éviter les files », dans des zones urbaines à forte densité de population et où les automates actuels sont très utilisés. À ce titre, les Marolles ont quelques chances d’être dans la liste. Mais globalement, la situation continue malheureusement à se dégrader.
Gwenaël Breës
Signer la pétition : www.soscash.be