Airbnb, futur « n°1 mondial du tourisme » ?

Bien au-delà de son rôle initial dans l’hébergement touristique, Airbnb diversifie ses activités et cherche à devenir un acteur hégémonique dans les domaines des loisirs et du tourisme, avec un impact concret sur la vie sociale, culturelle et commerciale des villes et des quartiers.

Au cœur des Marolles, des cartes de visite laissées dans l’appartement où vous séjournez vous suggèrent d’aller vous restaurer dans l’une ou l’autre adresse gastronomique du centre-ville. Sur la commode, quelques guides touristiques de Bruxelles ou de Bruges complètent l’offre. Les hôtes les plus généreux vous laissent un ticket de métro sur la table du salon. Le voyageur a l’embarras du choix ! Après un tour au Vieux Marché, un peu de lèche-vitrines le long des rues Blaes et Haute, après avoir bu un cappuccino à la mousse de lait d’avoine à 3,30 € ou, selon l’heure, un cocktail maison à 14 €, il pourra aussi choisir l’une des « expériences » proposées depuis 2016 par Airbnb, à savoir des « activités inoubliables organisées par des habitants », que la plateforme recense sur son site et promeut via un email envoyé avant son arrivée. 

On y retrouve bien sûr d’innombrables visites thématiques de Bruxelles, tournées des bars, dégustations de chocolat, bières ou gaufres…. Mais aussi des activités « insolites », « immersives », « hors des sentiers battus » et toujours « locales » et « authentiques ». Par exemple : pour 39 € Bastien vous guidera à travers le centre-ville lors d’une folle course à pieds historique ; Emily vous fera explorer quatre « spots photogéniques » que vous pourrez transformer en photoshoots pour 80 € ; à partir de 64 € Silva vous fera découvrir le quartier Dansaert et ses magasins de mode ; pour 30 € Christophe vous proposera de boire un verre avec un journaliste musical ; à partir de 60 € Thibault vous fera éplucher et cuire des patates à la graisse de boeuf dans sa friterie de la place du Jeu de Balle ; tandis que Yana offrira une balade dessinée avec une artiste en échange de 35 € ; à partir de 44 € Claudia et Anthony – spécialement venus de France ! – vous feront goûter au « vrai Bruxelles des locaux », « loin des attrapes touristes » ; Thierry, lui, vous propose de vous emmener, à partir de 250 €, « dans l’écosystème des Startups, Innovation et Entrepreneurs à Bruxelles » ; à partir de 35 € Cecilia vous fera plonger dans « la délicieuse vie végétalienne de Bruxelles »; etc. 

“Se sentir chez soi partout”

Ces activités sont le plus souvent animées en Français et en Anglais, parfois aussi en Néerlandais, en Allemand, en Russe ou en Chinois simplifié… Les prix s’entendent généralement par personne. Une broutille, vu ce que vous pourrez en retirer : partager « un moment unique », vous faire « des nouveaux potes du monde entier » et des « souvenirs impérissables », vivre « des échanges riches de sens », voire « développer des réseaux » professionnels, le tout dans « un esprit ouvert et une attitude positive »... Bien sûr, l’avantage pour les organisateurs des « expériences » réside avant tout dans le fait de développer des sources de revenus supplémentaires. Pour ceux qui sont hôtes d’Airbnb, c’est également une manière de faire connaître davantage leur location. Pour la plateforme, ce nouveau produit présenté, sans sarcasme, comme « un antidote au tourisme de masse », lui permet d’ajouter une touche de « magie » à son offre, en renforçant l’impression de « se sentir chez soi partout »

Mais c’est aussi une manière de se diversifier en se positionnant sur le créneau des activités touristiques, très rentable puisqu’elle prélève une commission de 20% sur chaque réservation : en 2019, les réservations faites sur les 40.000 activités proposées cette année-là à travers le monde, auraient ainsi rapporté 175 millions de dollars à Airbnb. Un bénéfice qui ne pèse certes pas lourd dans le mirobolant chiffre d’affaires annuel de la plateforme, mais qui est en pleine courbe ascendante alors que les « expériences » ne coûtent pas grand chose à Airbnb. Notons que depuis le Covid-19, des « expériences en ligne » sont également proposées, via Zoom, permettant de visiter virtuellement par exemple les sites des Jeux Olympiques, la ville de Tchernobyl en compagnie de chiens, Singapour en version innovante, de prendre des cours de magie ou encore d’assister à la préparation d’un dîner avec une famille marocaine.

Un brin de magie ou un zeste d’épouvante ?

Outre cette incursion sur les plates-bandes du secteur des loisirs, Airbnb ne cesse d’élargir tous azimuts sa palette d’activités, avec la volonté hégémonique de devenir le n°1 du tourisme mondial : « Dans 10 ans, 1 milliard de voyageurs passeront chaque année par notre plateforme, contre 100 millions en 2017 », déclarait le PDG d’Airbnb en 2018.

Ces dernières années, la plateforme de l’hébergement urbain bon marché s’est ainsi ouverte au secteur de l’ultra luxe (avec des tarifs grimpant parfois jusqu’à 20.000 € la nuit), au tourisme rural, aux voyages d’affaires, aux nuits dans des lieux insolites tels des châteaux, des yourtes, des fermes, des maisons coréennes traditionnelles construites en matériaux naturels, des stations de ski avec dépose en hélicoptère, ou tout simplement « les plus belles maisons du monde »… Airbnb accueille même sur son site web des offres émanant d’hôtels qui disent mieux louer leurs chambres par ce biais, ce qui non seulement n’a plus rien à voir avec le concept du BnB, et semble tout à fait ironique quand on sait combien le géant californien mène une concurrence déloyale au secteur hôtelier depuis une quinzaine d’années. Contrairement à Airbnb et à ses hôtes, les hôtels doivent respecter le droit du travail, une série de règles de sécurité et d’hygiène, et s’acquitter de plusieurs impôts.

Ce faisant, la plateforme ne fait pas qu’accentuer le tourisme dans des villes déjà saturées et éprouvées par une crise du logement. Elle y entre en concurrence avec différentes professions. Elle y modifie le tissu commercial et l’économie locale. Elle y renforce également la spécialisation touristique et l’artificialisation des quartiers historiques.

En effet, comme le résume une étude publiée en 2022 par des chercheurs de l’Université Ouverte de Catalogne, le récit proposé par le géant du BnB vise à créer un sentiment d’authenticité qui consiste paradoxalement à véhiculer des stéréotypes sur les destinations vantées sur son site, tout en laissant croire aux voyageurs de passage qu’il leur suffira de quelques clics pour faire l’expérience d’un territoire en tant qu’habitants plutôt qu’en tant que touristes. Qu’ils aillent dans la capitale italienne, et ils pourront « se promener dans le Trastevere comme un Romain ». Qu’ils préfèrent les charmes de l’Allemagne, et ils recevront « des conseils pour se sentir comme un vrai Berlinois »… 

L’étude catalane soutient qu’Airbnb profite des identités des destinations et des communautés qui y vivent pour les marchandiser sans tenir compte des besoins des habitants des quartiers mis en exergue par la plateforme californienne. Car les touristes ne consomment pas de la même manière que les habitants. Et parce que l’accroissement des hébergements touristiques dans un quartier signifie très concrètement la diminution du nombre de résidents. Pour les commerces de proximité, ce phénomène entraîne une perte de clientèle. Et pour les habitants, inversement, cela implique une disparition progressive des commerces importants dans la vie quotidienne comme les épiceries, commerces de gros, librairies, petits commerces de bouche, magasins d’ameublement et de petits équipements de foyer, etc. 

« La magie » a ainsi des effets homogénéisateurs. Car pour « se sentir chez soi partout », le touriste a besoin de repères. Et tout sera mis en œuvre par les hôtes, devenus ambassadeurs d’Airbnb, et par les commerçants intéressés par cette clientèle voyageuse, pour que cette dernière retrouve immédiatement ses repères. Il en va ainsi, par exemple, des maisons coréennes traditionnelles proposées par Airbnb… dont certaines ont été réaménagées pour correspondre aux goûts occidentaux. Il en va ainsi, plus largement, de toutes les villes et de tous les quartiers où ce type de tourisme se développe et où restaurants et bars, supermarchés et supérettes, boutiques tendance et autres pop-up stores finissent par se ressembler dans les quartiers tellement « authentiques » de Soho ou d’Alfama, du Barrio Gótico ou de Brooklyn, en passant par le Marais, le Quartieri Spagnoli ou Kreuzberg… et bientôt par les Marolles ?

Mathieu Biotteau & Gwenaël Breës