« A room with a view », le BnB dans les Marolles
Les Marolles, quartier décrit comme populaire par tout bon guide de voyage, voit défiler tout au long de l’année un grand nombre de touristes. Tandis que certains se logent à l’hôtel, d’autres préfèrent l’authenticité d’un séjour chez l’habitant. En 2021, ce sont 891.000 nuitées ont été réservées dans la capitale auprès de particuliers via des plateformes en ligne. Mais le développement rapide de ces entreprises de BnB n’est pas sans conséquences pour les Bruxellois.
Tout commence par une envie de city-trip. Bruxelles. Ah, Bruxelles ! Ses musées, ses bars, ses Plaisirs d’Hiver, son Vieux Marché… Quoi de plus sympathique que de s’y dénicher un petit nid dans le si typique quartier des Marolles, à quelques pas de la Grand Place ?
Vous choisissez de vous loger via une plateforme numérique. Vous hésitez parmi la myriade de sites qui proposent ce type de service : Abritel/HomeAway, Bed&Brussels, Booking, Brussels Hotels, Trip Advisor, VRBO, etc. Par facilité ou par habitude, vous atterrissez sur celui d’Airbnb où vous avez déjà un compte. Créée en 2008, l’entreprise californienne lança ce système qui permet à chacun de mettre un peu de beurre dans les épinards en tirant une rente ponctuelle de sa chambre d’amis, voire de son appartement lors d’une absence prolongée par exemple.
Quand les matelas gonflables ont la cote en bourse
Son nom signifie « Airbed and breakfast », soit « matelas gonflable et petit déjeuner », dérivé du fameux « bed and breakfast ». Toute l’apparence d’un sympathique concept permettant la rencontre et le partage. Ses promoteurs revendiquent d’ailleurs pleinement l’inscription de l’activité dans le champ plus large de l’économie dite « collaborative ». Par là, on désigne des pratiques économiques où des plateformes numériques créent un marché ouvert pour l’utilisation temporaire de biens et de services souvent produits ou fournis par des personnes privées.
Portée à bout de bras par des investisseurs, Airbnb Inc. est devenue rentable en 2016, huit ans après sa création, après avoir mené une stratégie agressive de rachats de concurrents. La plateforme fit une entrée fracassante à Wall Street en 2020, sa valorisation boursière s’élevant à 100 milliards de dollars dès la clôture de sa première journée en bourse. Et lorsqu’on sait que la plateforme prélève, sur chaque transaction s’opérant sur son site, une commission pouvant aller de 12 % à 20 % à charge du voyageur + 3 % à charge de l’hôte (celui qui loue aux touristes, qu’il soit lui-même locataire ou propriétaire du bien) + TVA… on ne s’étonnera pas qu’elle enregistre un chiffre d’affaires situé entre 2 et 3 milliards de dollars par trimestre, d’après les chiffres de 2022. Un chiffre d’affaires qui a vertigineusement redécollé après l’épidémie de Covid-19 et ce, malgré un nombre de nuités annuel encore loin de celui observé avant le début de la pandémie. En représentant aujourd’hui 3 millions de logements dans le monde répartis dans 65.000 villes, Airbnb est devenu un concurrent majeur du secteur hôtelier, de la même manière qu’Uber concurrence le secteur des taxis. Ces champions de l’économie collaborative tirent profit de zones grises règlementaires, pour créer un rapport de force avec les pouvoirs publics.
Mais vous, c’est à votre voyage que vous pensez. Et vous voilà donc connecté sur le site d’Airbnb. Vous introduisez les dates de votre séjour et vous consultez les résultats. Un coup d’œil aux spécificités et aux photos des appartements. Dans les Marolles, la fourchette de prix se situe entre 80 € et 160 € la nuit, avec un pic à 850 € du côté du Sablon. Vous évitez les plans qui pourraient s’avérer foireux, telle cette annonce dont le tarif fluctue de jour en jour entre 500 € et 660 € mais qui est illustrée uniquement par la photo… d’une douche. Par prudence, vous privilégiez les « super hôtes », ceux qui sont bien notés par les voyageurs et même récompensés par Airbnb. En effet, la confiance sur Airbnb se crée par le biais d’un système de notation mutuelle entre hébergeurs et voyageurs.
Bienvenue dans les Marolles
Votre choix, parmi les 5.500 offres répertoriés dans la capitale, se porte finalement sur un petit appartement d’apparence cosy, à l’inverse de tant d’autres que l’on devine aménagés avec la froideur et l’impersonnalité du mobilier Ikea. « A room with a view », dit l’annonce. Vous payez, introduisez une copie de votre carte d’identité, une photo de vous, la raison de votre séjour. Assez vite, votre réservation est acceptée. Quelques jours plus tard, votre hôte vous écrit un message apparemment personnel, bien que rédigé en anglais (l’habitude sans doute). Il vous prévient qu’il sera absent lors de votre séjour, mais qu’un de ses amis viendra vous accueillir.
Vous arrivez à Bruxelles par la Gare du Midi. Les Marolles sont à un jet de pierre. Rendez-vous avec l’ami de votre hébergeur. Contrairement à beaucoup de logements Airbnb, pas de trace à côté de la porte d’entrée d’une de ces fameuses boîtes à clefs sécurisées. Si caractéristiques des hébergements touristiques, elles permettent aux touristes d’avoir accès au logement sans même rencontrer leur hôte.
Vous vous installez. L’appartement est petit, mais chaleureusement aménagé et décoré. Il y a une cuisine, de la vaisselle, des livres, une télé, du savon, du shampoing, des essuies, et même quelques aliments de base pour vous préparer à manger. Les images n’ont pas menti comme ça peut souvent être le cas (angles de vue trompeurs qui laissent supposer un appartement immense, clichés retouchés ou issus de banques de données, fausse photo de l’hébergeur qui est en réalité une société, etc.). Méfiant suite à un récent scandale français dévoilant les pratiques d’hôtes qui filment les locataires à leur insu, vous vérifiez tous les recoins : il n’y a pas de caméra cachée. Bref, vous avez eu du bol. Vous êtes mieux ici qu’à l’hôtel. Et ça vous coûte moins cher.
Détournement de logements
Vous ignorez si ce logement respecte les règles légales de l’hébergement touristique, mais vous comprenez que l’hôte semble habiter seul à l’étage situé au-dessus du logement, être un globe-trotter appréciant la rencontre de visiteurs de passage, et qu’il finance probablement ses voyages en consacrant un étage de sa maison à de l’hébergement touristique. Il semble faire partie de ces gens qui ont décidé de passer par une plateforme « collaborative » pour arrondir occasionnellement leurs fins de mois, voire pour développer une rente régulière, mais dans un esprit d’accueil et de rencontre. En somme, vous êtes manifestement tombé sur un hébergeur « à l’ancienne ».
Vous avez de la chance, ceux-ci se font, ces dernières années, de plus en plus rare. Selon une étude réalisée par la VUB en 2019, près de la moitié des résidences touristiques recensées en Région bruxelloise sont désormais mises en location par des professionnels ou par des investisseurs proposant plusieurs logements (parfois plusieurs dizaines), sans compter les particuliers qui mettent leur logement en location touristique quasi toute l’année. Entre 2014 et 2020, la part d’hébergeurs ne proposant qu’un seul logement sur la plateforme est ainsi passé de 63% à 49%. On est bien loin du concept d’Airbnb, qui invite les voyageurs à éprouver une expérience authentique dans l’appartement d’un·e autochtone…
Face à ce détournement massif de la fonction de logement, et alors que la crise du logement est plus forte que jamais, la Région de Bruxelles-Capitale a fini par prendre conscience de la problématique et a adopté une réglementation entrée en application en 2016. Celle-ci taxe la pratique du BnB et l’encadre par une série de conditions. Elle stipule notamment que toute exploitation d’un hébergement touristique non enregistré, même pour un seul jour, est illégale. Par ailleurs, en se basant sur le Plan régional d’affectation du sol (PRAS) qui interdit de supprimer le moindre logement existant, elle établit que tout logement loué plus de 90 jours par an en tant qu’hébergement touristique est considéré comme de l’hôtellerie, ce qui est donc strictement interdit, y compris pour les hôtes ayant obtenu l’autorisation de pratiquer l’hébergement touristique et payant des taxes sur cette activité.
Des aiguilles dans une meule de foin
À Bruxelles-Ville, commune particulièrement touchée par le phénomène, l’accord de majorité passé après les élections de 2018 a explicitement prévu de s’y attaquer. Avec l’ambition de remettre sur le marché locatif 2000 logements actuellement loués en meublés touristiques. Pour ce faire, une « cellule Airbnb » a été créée. Son travail consiste, en collaboration avec les inspecteurs régionaux de l’Économie, à débusquer les hébergeurs illégaux, à les mettre en demeure de se régulariser, en cas d’échec à envoyer les dossiers au Parquet de Bruxelles, et plus rarement à mettre les scellés sur le logement litigieux. Les fraudeurs risquent des amendes allant de 200 € à 100.000 €, en fonction notamment de la taille des surfaces louées. Sans compter les risques supplémentaires encourus par des hébergeurs occupant un logement public ou acquis avec l’aide d’un subside public. Et cette épée de Damoclès semble faire son petit effet. « Pas mal de gens arrêtent le Airbnb parce que c’est trop visible et trop risqué », observe un ancien hébergeur du quartier qui ajoute toutefois que « certains passent à d’autres plateformes moins surveillées ».
La « cellule Airbnb » a des capacités de police judiciaire. Active depuis 2020, elle a déjà contrôlé 500 dossiers, dont 250 sont actuellement en cours de traitement. Mais avec 436 « faux Airbnb » supprimés en trois ans, on est encore loin de l’objectif de 2000 logements à remettre sur le marché locatif d’ici la fin de la législature (2024)… Premier écueil : la cellule ne compte que deux inspectrices. Et la tâche de traquer les meublés touristiques n’est pas simple, admet Sieglinde Ruelens, l’une d’entre elles. D’abord parce que les hébergeurs illégaux développent des stratagèmes pour être difficilement identifiables par les autorités : « certains retirent régulièrement leur annonce, voire cessent leur activité pendant quelques mois avant de la reprendre ». Ensuite parce que, malgré l’obligation régionale de déclarer toute activité de location de meublé touristique, « peu de particuliers ou de professionnels entament dans les faits les démarches nécessaires », complète Michel Kutendakana, responsable du service de contrôle des infractions urbanistiques, qui chapeaute la cellule. Pour se donner une idée, moins d’un tiers des hébergeurs des Marolles auraient à ce jour entamé une procédure de régularisation.
Le travail de la cellule est d’autant plus complexe qu’Airbnb refuse de communiquer des données concernant les adresses exactes des biens mis en location, et qu’il n’existe pas de mécanismes légaux pouvant l’y contraindre. « La filiale européenne d’Airbnb est une société basée en Irlande et n’est pas soumise au droit belge », explique Sieglinde Ruelens. Les inspectrices doivent dès lors faire preuve d’imagination pour traquer les logements touristiques : suivre des groupes de touristes jusqu’à l’adresse où ils logent, se balader en rue pour repérer les fameuses boîtes à clefs, scruter les sonnettes, discuter avec le voisinage, veiller sur le site web des plateformes, etc. Parfois, la cellule est alertée par des plaintes ou des dénonciations émanant de voisins incommodés par le tapage nocturne ou par les va-et-vient incessants de leurs brefs voisins. Cependant, l’ampleur de la tâche pousse les inspectrices à cibler plus particulièrement les quartiers les plus impactés par le phénomène.
Combien de meublés touristiques à Bruxelles et dans les Marolles ?
Quoi qu’il en soit, les autorités sont bien en peine de déterminer précisément le nombre et la localisation des hébergements touristiques en Région bruxelloise, en dehors des hôtels. L’étude de la VUB assure toutefois qu’en 2019, ce sont près de 11.500 logements qui ont été proposés par Airbnb dans la région.
Selon une recension faite en 2022 par le service Urbanisme de la Ville de Bruxelles, ce sont 2100 hébergements touristiques BnB qui se trouveraient sur son territoire. Le phénomène se concentre particulièrement au centre-ville et dans les quartiers est de la première couronne. Il se révèle particulièrement important dans les alentours de la Grand Place et de l’Îlot Sacré (289 logements), le quartier Dansaert (192), le quartier des squares (155), les environs de l’avenue Louise (122) ou de l’Atomium (96), le quartier « européen » (79)… Les autres communes les plus touchées en région bruxelloise sont Ixelles, Etterbeek, le haut de Saint-Gilles et certaines parties de Schaerbeek et de Saint-Josse. Si l’offre est moins présente dans les quartiers les plus populaires de la région, les Marolles semblent échapper à cette règle.
Dans le quartier, environ 66 hébergements touristiques ont été recensés en 2022, dont une toute grande majorité louée via Airbnb. « Les gens aiment bien venir dans les Marolles », témoigne un hébergeur. « C’est un quartier central mais qui n’est pas dans l’hyper centre, il est bien réputé, bien côté, le prix à la nuit est bon. Et il y a l’ambiance du marché. » Le nombre de meublés touristiques y est plus élevé qu’à la place des Martyrs (40), quasi identique qu’au Sablon (65), mais moindre que dans le quartier voisin de l’avenue de Stalingrad (85), certes moins prisé des touristes mais localisé entre la gare du Midi et la Grand Place.
À l’échelle de Bruxelles-Ville, trois quarts des hébergements touristiques seraient destinés intégralement à cette fonction, contre seulement un quart composé de véritables chambres chez l’habitant. Dans les Marolles, cette proportion est moindre, passant à deux tiers de logements loués entièrement. Il peut même s’agir de tous les étages d’un même immeuble. Comme cette maison d’angle mettant en location 4 appartements via Airbnb et où le seul nom qui apparaît sur les boîtes aux lettres est celui d’une entreprise active dans le domaine… des photocopies. Ou encore cette maison, plus loin dans le quartier, où plusieurs appartements peuvent accueillir des grands groupes de touristes.
« Pourquoi garder un locataire si accueillir quelques touristes rapporte plus ? »
Quel que soit leur nombre réel, ce sont autant de logements que les plateformes d’hébergement touristique retirent du marché local pour les dédier à la « classe visiteuse » dont le pouvoir d’achat est plus élevé que celui des populations locales. Un touriste de passage est en effet capable de payer son hébergement plus cher qu’un habitant vivant à plein temps dans la même ville. Alors, pour certains propriétaires, voire pour certains locataires disposant d’un grand espace ou étant souvent absents de leur logement, le calcul est vite fait…
« On gagnait au minimum 1500 € par mois », témoigne un ancien hébergeur Airbnb des Marolles qui avait mis en location touristique un appartement spécialement aménagé pour ce type d’usage. En louant désormais le même bien en tant que logement résidentiel partagé, il « gagne trois fois moins », assure-t-il. Dans un article publié sur l’Observatoire des inégalités, la chercheuse Alice Romainville résume ainsi l’équation proposée par les plateformes d’hébergement touristique : « Pourquoi garder un locataire à long terme si accueillir quelques touristes chaque mois rapporte plus ? »
Airbnb reconnaît que la mise sur le marché d’un trop grand nombre de logements dédiés au tourisme crée « des tensions sur l’offre de logement », au détriment des habitants. Dans une interview au « Soir », Juliette Langlais, directrice des affaires publiques pour l’Europe de Airbnb, fait porter la responsabilité de ces « tensions sur l’offre de logement » aux « spéculateurs » plutôt qu’aux « particuliers ». Un raisonnement qui fait mine d’ignorer que c’est le système même d’Airbnb qui a fait éclore ce nouveau marché, et qui incite également les particuliers à spéculer.
Airbnb et compagnie
Car dans un marché du logement actuellement non régulé, le prix de vente ou le loyer d’un bien est fonction de l’usage le plus lucratif que le propriétaire peut en faire. Chaque logement retiré du stock accessible aux Bruxellois augmente dès lors non seulement la concurrence entre locataires pour les logements restants mais également leurs prix, lesquels ont tendance à grimper partout où il existe une activité touristique. Selon différentes études, une augmentation de 1 % du nombre de biens sur Airbnb entraîne une hausse allant de 2 % à 6 % des loyers et des valeurs immobilières. Les plateformes d’hébergement touristique exercent ainsi une pression intenable sur un marché du logement déjà tendu, et particulièrement sur les quartiers centraux déjà « attractifs » et prisés des touristes. À ce titre, le quartier des Marolles est en bonne place sur la shortlist bruxelloise : l’augmentation des valeurs foncières et des chiffres de fréquentation touristique, revenus au niveau des standards pré-Covid, font de ce quartier central une opportunité pour des investisseurs en quête de plus-values.
Avec ces promesses de profits faciles, de nouveaux et nombreux acteurs émergent. C’est ainsi que « l’économie collaborative » du BnB a rapidement glissé vers un business professionnalisé. Entre autres raisons, l’accueil régulier de touristes requérant un travail conséquent (gestion des réservations, nettoyage des draps, accueil des locataires, etc.), on remarque l’éclosion de pléthores d’offres de prestataires de services qui proposent aux hébergeurs de sous-traiter la gestion de l’accueil, les réservations, le nettoyage de la literie… en échange d’un pourcentage évidemment. « On s’occupe de tout », disent ces entreprises qui sont aujourd’hui légion à occuper ce nouveau créneau à Bruxelles : Bnb Hoster, Bn’be, Guest in, Wecarebnb ou encore Bnbetter… Certaines d’entre elles se sont même mises à démarcher des propriétaires louant leur bien sur le marché résidentiel pour les inciter à en faire un hébergement touristique, leur proposant de gérer à leur place la création des annonces et les démarches administratives.
La professionnalisation du BnB à Bruxelles est également marquée par l’émergence de sociétés plus importantes encore telles que Smart Flats et Sweet Inn, qui ont en commun d’être nées au début des années 2010 dans la foulée de la vague Airbnb. Tandis que la première peut compter sur des investisseurs actifs dans le monde des affaires belges, les exploitants et actionnaires de la seconde sont basés à Paris, à Luxembourg, en Israël ou à Malte. Ces sociétés qui ont pignon sur rue acquièrent ou prennent en location des immeubles entiers, généralement neufs ou rénovés, pour les mettre intégralement sur le marché de l’hébergement touristique sous forme de studios haut de gamme (environ 500 € la nuit), notamment via des annonces publiées sur Airbnb. Ces sociétés ne se montrent guère coopérantes avec les autorités. « Avec elles, tout se passe via des courriers d’avocats ou des procédures judiciaires. Elles contestent tout et font des recours y compris au Conseil d’État » », expliquent Michel Kutendakana et Sieglinde Ruelens.
Frondes locales
De nombreuses villes subissent de plein fouet ce phénomène. À Barcelone, ville de 1,6 million d’habitants qui accueille chaque année 30 millions de visiteurs, la population du vieux quartier gothique s’est vidée, passant de 27.000 habitants en 2006 à 15.000 en 2015. Depuis lors, la capitale catalane multiplie les mesures drastiques, comme une limitation à 31 jours par an de location touristique, des amendes salées aux contrevenants, la fermeture des meublés non autorisés, ou encore les mises en demeure et amendes adressés à Airbnb pour que la plateforme retire de son site les milliers d’annonces de logements ne disposant pas des licences nécessaires. À Amsterdam, face à la massification du phénomène Airbnb, la municipalité a interdit ce genre de location dans son centre historique, tandis que dans d’autres quartiers les locations BnB sont désormais restreintes à un maximum de 30 jours par an. Au Pays basque français, dans une zone où la pression touristique rend difficile l’accès au logement, une collectivité de communes a récemment pris une mesure de compensation inspirée de l’exemple de Paris, première ville mondiale du Airbnb : elle oblige les propriétaires de tout logement transformé en meublé touristique, à produire un bien compensatoire sur le marché locatif à l’année, dans la même ville et avec une surface équivalente.
Malgré le lobbying intense et les recours juridiques menés par le géant californien et d’autres entreprises de BnB, les villes sont ainsi de plus en plus nombreuses à travers le monde à prendre des dispositions d’encadrement du Bnb : interdiction totale ou restrictions zonées, quotas, compensations, numéros d’enregistrement, taxes, etc. Cela indique une prise de conscience des pouvoirs publics, souvent tardive cependant face à l’ampleur des dégâts causés au marché du logement.
Au fond, c’est un peu à l’image des trottinettes partagées. On se rappellera qu’à Bruxelles, les autorités ont laissé s’installer sans aucune régulation une multitude de sociétés privées éphémères (dont l’unique objectif était de prendre de la valeur pour être ensuite revendues), allant de pair avec la prolifération sur les routes et trottoirs de milliers d’engins électriques à deux roues de toutes les couleurs. Il aura fallu quatre années pour que la multiplication des accidents, le ras-le-bol des habitants et de certaines communes, poussent les autorités régionales à définir laborieusement un cadre, et une année de plus pour en préciser les contours (l’arrêté d’exécution devrait être adopté à l’été 2023).
La comparaison vaut ce qu’elle vaut. Mais si l’on peut se réjouir à Bruxelles de l’existence d’une réglementation sur le BnB et de moyens pour la faire appliquer, on peut aussi s’inquiéter de la timidité de cette réglementation et de la faiblesse de ces moyens, face à l’ampleur d’un phénomène brutal qui agit de manière néfaste sur le logement depuis près d’une quinzaine d’années. Ainsi, si grâce à Airbnb vous avez pu profiter le temps d’un week-end des charmes de Bruxelles, pas sûr que ses habitants puissent s’en réjouir… à part, peut-être, votre hébergeur…
Mathieu Biotteau & Gwenaël Breës
Illustrations : Frédérique Franke